De nombreux économistes ont prôné une économie à visage humain, comme André Orléan (« L’empire de la valeur – Refonder l’économie »), ou encore François Perroux , devenu « la figure de proue d’une économie à visage humain ». Ce dernier « voulait lier la science économique aux autres sciences humaines » (voir l’article de Chloé Rébillard intitulé « François Perroux (1903-1987) - L’économie à visage humain »).

Comme l’écrit la professeure en Sciences de gestion Sylvie Chevrier dans un article intitulé « Gérer autrement », « la promotion d’une économie à visage humain est aussi ancienne que le management comme en témoignent, dans un certain désordre et sans exhaustivité, François Perroux, Karl Polanyi ou Mary Parker Follet. Depuis longtemps, d’anciens dirigeants, autant que des économistes ou chercheurs en management, plaident pour réhabiliter le sujet, le faire participer et faire émerger des formes plus collaboratives ».

Enfin, Ariel Suhamy («  Une économie à visage humain », La Vie des idées, septembre 2009) explique que Pierre Calame dans son « Essai sur l‘œconomie » « propose de substituer au concept d’économie, dont la course aveugle et présomptueuse nous mène, de l’aveu général, droit dans le mur, une nouvelle conception de la production et des échanges qu’il dénomme l’« œconomie » […] « Des règles du jeu de la production et de l’échange qui puissent tout à la fois assurer l’épanouissement des êtres humains, l’équité entre les sociétés, la sauvegarde de la biosphère et des droits des générations futures. Une économie à visage humain, qui tient compte que les ressources ne sont pas illimitées et qui jette les bases d’un nouveau système monétaire et financier ».

Dans cet article, nous proposons d’examiner l’autre visage de l’économie, celui de l’inhumain à partir de l’accord gazier entre l’Union européenne (UE) et l’Azerbaïdjan.

1. L’accord gazier entre l’Union européenne et l’Azerbaïdjan

A. Le gaz et le pétrole, armes géopolitiques de l’Azerbaïdjan

D’après une étude de la Direction générale du Trésor de mars 2020, l’Azerbaïdjan dispose des 20èmes réserves mondiales prouvées de pétrole (0,4 % du total) et des 25èmes réserves mondiales prouvées de gaz (0,5 % du total). L’activité liée aux hydrocarbures représente 36 % du PIB azéri et 90 % des recettes des exportations.

L’essentiel de la production d’hydrocarbures est situé en mer Caspienne, et notamment sur le champ d’Azeri-Chirag-Guneshli (ACG) qui représente 75 % de la production nationale de pétrole et 45 % de la production de gaz. Ce champ est exploité par la State Oil Company of Azerbaïdjan Republic (SOCAR), la compagnie nationale pétrolière et gazière étroitement liée au clan dirigeant des Aliyev. Cette compagnie d’hydrocarbures est associée au consortium Anglo-Persian Oil Company (AIOC) mené par le groupe britannique BP.

Le 20 septembre 1994, l’Azerbaïdjan a signé le « contrat du siècle » avec dix firmes pétrolières transnationales. Cet accord accordait à partir de 1997, et pour vingt ans, l’exploitation du principal champ d’hydrocarbures azéri en mer Caspienne au consortium AOIC mené par BP. Bénéficiant ainsi des revenus de l’exploitation pétrolière, l’Azerbaïdjan a multiplié par 45 son PIB entre 1995 et 2022. Le pays a utilisé cette manne financière pour renforcer son armée et faire du « lobbying » en Europe. D’aucuns parlent de la « diplomatie du caviar ».

Le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung a enquêté conjointement avec l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) ainsi qu’une dizaine de journaux dont Le Monde, le Guardian ou le journal danois Berlingske, sur le « lobbying » de l’Azerbaïdjan auprès des instances européennes. D’après cette enquête, « l’Azerbaïdjan a usé du système de blanchiment d’argent, surnommé le « Laundromat » (la lessiveuse) pour faire taire les critiques sur ses violations des droits de l’homme et pour obtenir des soutiens dans le conflit du Haut-Karabakh ». Les sommes en jeu étaient énormes : 2,5 milliards d’euros dépensés de 2012 à 2014, selon les données bancaires examinées par le Süddeutsche Zeitung. L’utilisation de la plupart de ces fonds n’a pas pu être tracée, mais il ressort de l’enquête que plusieurs millions ont servi à rémunérer des élus européens. 16 000 virements ont été émis vers des comptes du monde entier.

En janvier 2017, le Bureau de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a décidé de mettre en place un Groupe d’enquête indépendant externe pour examiner les allégations de corruption au sein de l’Assemblée. Cette enquête a donné lieu à la publication d’un rapport rendu le 22 avril 2018 sur les allégations de corruption. Le rapport conclut entre autres : « Pour ce qui est du fonctionnement de l’Assemblée parlementaire, le Groupe d’enquête a établi qu’il existait un groupe de personnes œuvrant dans l’intérêt de l’Azerbaïdjan au sein de l’Assemblée parlementaire du conseil de l’Europe » […] « Pour ce qui est de l’exercice des activités de lobbying à l’APCE, le Groupe d’enquête a conclu qu’un certain nombre d’anciens parlementaires de l’APCE qui s’étaient livrés à ces activités avaient agi de manière contraire au code de conduite de l’APCE. En ce qui concerne les activités corruptrices en faveur de l’Azerbaïdjan, le Groupe d’enquête a conclu qu’il y avait de forts soupçons que certains membres actuels et anciens membres de l’APCE se soient livrés à des activités de cette nature ». […] « A peu près au même moment, un nouveau rapport « European Values Bought ans Sold » était publié par l’ONG Freedom Files Analytical Centre. Il dénonçait un système reposant sur le lobbying et la corruption fomenté par l’Azerbaïdjan en Europe, y compris à l’APCE. De plus, en septembre 2017, le projet Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), en association avec Transparency International et plusieurs organes de presse européens, a publié un rapport alléguant l’existence d’un mécanisme complexe de blanchiment d’argent impliquant 2,9 milliards de dollars US utilisés par des membres de l’équipe dirigeante azerbaïdjanaise comme caisse noire pour rémunérer des personnalités politiques européennes, acheter des produits de luxe, blanchir des capitaux et en tirer des bénéfices personnels. Selon certaines allégations, certains membres et anciens membres de l’APCE et du Parlement européen auraient été concernés par ce mécanisme. Ces révélations ont déclenché diverses mesures au niveau national concernant les personnes mises en cause et les membres du Parlement européen ont adopté une résolution exigeant une enquête sur « des tentatives de l’Azerbaïdjan et d’autres régimes autocratiques dans des pays tiers d’influencer les décideurs politiques européens par des moyens illicites ».

Le pétrole et le gaz confèrent une puissance géopolitique et économique aux pays qui en possèdent tout en étant « la source de nombreux conflits internationaux ou de guerres civiles dans le monde, du despotisme dans certains pays producteurs, ou encore de vastes systèmes de corruption permettant à des dictateurs de se maintenir en place, sans parler des innombrables atteintes à l’environnement » (Philippe Copinschi, Le pétrole, quel avenir , 2010).

Les intérêts économiques qui sont énormes, l’emportent sur les droits humains. Pierre-Emmanuel Thomann, docteur en géopolitique et professeur à l’ISSEP, écrit : « La guerre au Haut-Karabakh a été préparée depuis longtemps par l’Azerbaïdjan, grâce à ses revenus pétroliers, avec le soutien de la Turquie ». De son côté, le metteur en scène Simon Abkarian déclare lors d’une interview : « Aujourd’hui, on comprend pourquoi certains pays dont la Russie entretiennent des relations avec l’Azerbaïdjan qui dispose de grosses ressources de pétrole et de gaz. Les raisons géopolitiques et économiques prennent le pas sur nos valeurs ». En résumé, face au Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan a profité de l’avantage géopolitique de son gaz.

B. Grâce à Madame Ursula von der Leyen, l’UE et l’Azerbaïdjan renforcent leur coopération dans le domaine de l’énergie !

« L’union européenne n’a rien trouvé de mieux que d’aller mendier auprès de l’Azerbaïdjan »
Nerses Kopalyan, professeur de sciences politiques à l’Université du Nevada

Lorsque le conflit a débuté en Ukraine, l’Union européenne a d’une part pris des sanctions contre la Russie pour sanctionner le régime de Vladimir Poutine et d’autre part, prôné une plus grande indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Cela étant, certains chiffres disponibles révèlent que les pays de l’UE ont augmenté en 2023 ainsi qu’en 2022 leurs achats de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance de la Russie. Sur les sept premiers mois de l’année 2023, les pays de l’UE ont acheté 22 millions de mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL), en provenance de Russie, contre 15 millions au cours de la même période en 2021, soit une hausse de 40 % (Source : Global Witness Kpler). En 2023, la Russie est le deuxième fournisseur de GNL à l’UE. Au total, l’UE reste toujours dépendante de la Russie pour le GNL.

Pour échapper au gaz russe, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président Ilhman Aliyev ont conclu en juillet 2022 un protocole d’accord d’approvisionnement en gaz. Cet accord est censé doubler les importations de gaz naturel de l’UE pour atteindre au moins 20 milliards de m3 par an d’ici 2027. En 2022, Bakou a fourni 12 milliard de mètres cubes (Mds m3) de gaz au Vieux Continent, soit un volume supérieur de 30 % par rapport à 2021.

L’Azerbaïdjan est devenu l’un des fournisseurs de gaz les plus courtisés par l’Union européenne. « Il est devenu l’un des fournisseurs de substitution de l’UE dans sa quête d’émancipation du gaz russe après l’invasion de l’Ukraine », écrit Clara Galtier, journaliste au Figaro. L’Allemagne est inquiète depuis que Poutine a mis la main sur le robinet Nordstream et a menacé de couper le flux à l’industrie allemande à tout moment. Les Allemands ainsi que les Italiens ont besoin du gaz azéri. Ce gaz importé par l’UE est en réalité du gaz russe qui transite par l’Azerbaïdjan, depuis le conflit en Ukraine. « Pourquoi payer un dictateur quand on peut en payer deux ? », écrit Taline Kortian, auteure à la Revue des Deux Mondes.

Madame Ursula von der Leyen, qui est allée quémander du gaz au président de l’Azerbaïdjan, Ilhman Aliyev, s’est réjouie de ce nouveau partenariat visant à doubler les exportations de gaz vers l’Europe. Elle est ravie de se tourner vers « un partenaire plus fiable et digne de confiance ». Peu importe les conséquences de son acte – une manne financière pour l’Azerbaïdjan qui ne cesse d’augmenter son budget militaire et qui modernise son armement. Les intérêts d’abord !

2. Les droits de l’homme et la « real economy »

« Montrez à cette administration un puits de pétrole, et elle vous montrera une politique étrangère »
Pat Harrison, Sénateur du Mississipi

A. Gaz de Bakou : dépendance de l’Union européenne envers un État autocratique

En échange de ce gaz précieux, l’Union européenne a fermé les yeux sur le nettoyage ethnique perpétré par l’Azerbaïdjan à l’encontre des Arméniens du Haut-Karabakh. L’Azerbaïdjan étant un pays riche en hydrocarbures, les Etats membres de l’UE sont réticents à l’offenser, préférant protéger leurs intérêts économiques. Ils « s’aplatissent » devant l’Azerbaïdjan. « Les enjeux gaziers jouent un rôle dans la prudence européenne face à Bakou », rappelle Francis Perrin, expert en énergie à l’Iris. Cela étant, il souligne que l’Azerbaïdjan a davantage besoin de l’UE que le contraire.

Face aux massacres à grande échelle perpétrés par l’Azerbaïdjan et aux projets panturcs, peut-on faire fi des principes des droits de l’homme pour des intérêts matériels ? En contrepartie d’un petit pourcentage de gaz de l’Azerbaïdjan, on a sacrifié un peuple qui ne demandait rien d’autre qu’à vivre en paix sur ses terres ancestrales.

Comme l’écrit Taline Kortian, « à ce jour, il n’existe aucune sanction contre l’Azerbaïdjan » […] « Bien au contraire, le dictateur milliardaire s’est vu récompenser par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, qui a encore augmenté de 25 % ses commandes de gaz russe blanchi par l’Azerbaïdjan, qui arrose diplomates européens, Vatican et associations culturelles de par le monde ».

B. Autres exemples qui illustrent l’antinomie entre droits de l’homme et intérêts économiques

A la sortie de la première guerre mondiale, les Alliés européens ont proposé la création d’une commission des crimes de guerre destinée à juger le Kaiser Guillaume II et sa hiérarchie militaire, ainsi que le gouvernement Ottoman, pour leurs crimes de guerre. Ils ont désigné à sa tête le Secrétaire d’Etat Robert Lansing. Mais ce dernier a montré peu d’ardeur à poursuivre les crimes de guerre. « Son aversion pour les crimes de guerre et de justice internationale résultait de sa vision du commerce mondial », explique Peter Balakian dans son ouvrage « Le tigre en flammes ». L’auteur écrit que pour Lansing « les relations marchandes étaient la priorité des priorités ». […] « Cette vision façonna le début d’une nouvelle ère, où les préoccupations humanitaires passeraient après les intérêts matériels et militaires de la nation ». […]. « La « diplomatie pétrolière » devint une expression courante et la « diplomatie du dollar » se développa comme jamais ».

Un autre exemple plus récent, celui d’Anglo Asian Mining PLC, une société holding basée au Royaume-Uni, qui convoitait la mine d’or situé sur le territoire arménien du Haut-Karabakh, a reçu le feu vert du ministre de l’Azerbaïdjan pour reprendre progressivement ses activités à la mine. Les opérations ont démarré une semaine après le nettoyage ethnique des Arméniens par l’Azerbaïdjan ! Il est important de rappeler qu’en octobre 2021, alors que l’offensive menée par l’Azerbaïdjan faisait toujours rage dans le Haut-Karabakh, Anglo Asian Mining PLC s’est retrouvée au cœur d’un scandale après avoir déclaré qu’elle prévoyait de commencer les travaux dès qu’elle pourrait le faire en toute sécurité. Un parfait exemple de l’économie au visage inhumain qui a été dénoncé par le Comité national arménien du Royaume-Uni (ANC UK) : « Il est triste qu’une société cotée à Londres publie un communiqué de presse célébrant la « libération » de la terre et envisage d’en tirer un profit commercial. Nous sommes convaincus qu’Anglo Asian Mining profite de la guerre pour exploiter la région instable afin de maximiser les profits de ses investisseurs, sans se soucier de la façon dont le conflit affecte les civils. Quelle honte ! »

3. Glossaire

Crime de guerre : Ensemble d’actes considérés comme des violations des droits de la guerre au sens de l’article 8 du statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI).

Gaz naturel liquéfié (GNL) : Gaz naturel condensé sous forme liquide après cryogénie à une température d’environ – 160° C à pression atmosphérique normale.

Karabakh : Région située au Sud-Caucase, à l’est de l’Arménie actuelle, habitée par des Arméniens depuis près de 3 000 ans et couvertes d’églises, de khatchkars et de monastères remontant jusqu’à l’époque paléochrétienne.

Panturquisme : Doctrine destinée à fonder un immense empire turc qui s’étendrait jusqu’en Chine et unirait tous les peuples turcophones du Caucase et de l’Asie centrale.

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