1. Introduction
Afin de ne pas avoir à déclencher des coupures de courant pendant l’hiver, le Gouvernement travaille sur un projet de décret visant à expérimenter une « limitation temporaire » de la consommation d’électricité de milliers de clients résidentiels. L’expérimentation consiste à tester unilatéralement la réduction de puissance électrique au domicile de quelques deux cent mille français équipés d’un compteur Linky. Ce dernier permet en effet de diminuer temporairement le seuil de puissance maximale dont dispose un usager.
L’objectif avancé de ce projet consiste à « déterminer s’il est possible techniquement de mettre en œuvre une nouvelle mesure hors marché …] si la disponibilité des moyens de production d’électricité est moindre, et ce pour éviter le recours au délestage » (voir glossaire).
Concrètement, les personnes sélectionnées pour l’expérimentation devront se contenter d’un « seuil de puissance minimal (3 kilovoltampères (kVA) – qui est généralement de 6 kVA dans les foyers) permettant de faire fonctionner les équipements courants peu énergivores » sur la période courant de la date de publication du décret jusqu’au 31 mars 2024. D’après Enedis, « 3 kVA correspond à un radiateur, un ordinateur portable en charge, un réfrigérateur ».
Ce projet de décret a été préparé sans associer les représentants des consommateurs et les fournisseurs.
Concernant cette mesure, d’aucuns parlent de « méthode bolchévique ». De même, un fournisseur d’énergie dénonce une méthode « un peu soviétique ».
Après avoir rappelé brièvement l’aversion d’une bonne partie des usagers envers le compteur Linky, nous analyserons les effets néfastes d’une telle disposition.
2. Linky, le « Big Brother à la maison » ?
L’installation à grande échelle de Linky, compteur communiquant d’Enedis, a donné lieu à de très nombreuses+ critiques, à des mécontentements et à des plaintes.
Ainsi, pour maître Arnaud Durand, avocat expert en actions collectives en justice, Linky est « une espèce de Big Brother » : Enedis, avant que la contestation ne soit forte vantait auprès des marchés financiers les capacités de Linky à détecter si tel ou tel appareil est allumé, ici le lave-vaisselle, là le four … ». Enedis, qui « veut devenir un opérateur de la Mégadonnée / Big data, pourrait donc collecter ces informations et les exploiter ». En effet, n’oublions pas que la « Mégadonnée » est le « nouveau pétrole » de l’économie.
Un rapport de la Cour des Comptes du 7 février 2018 dénonce « un dispositif coûteux pour le consommateur, mais avantageux pour Enedis » (ex ERDF). Celui-ci démontre que les bénéfices ne semblent pas justifier un investissement de 5,7 milliards qui sera financé in fine par les usagers via le mécanisme de « différé tarifaire » (voir glossaire). Au-delà du financement, les magistrats de la Cour des Comptes critiquent un déficit d’informations et de garantie aux consommateurs quant aux risques sanitaires liés aux ondes ou sur l’utilisation qui sera faite des données personnelles par Enedis.
Nathalie Maximin, rédactrice du Code de la protection des données, révèle qu’en mars 2019 une délégation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a procédé à deux missions de contrôle sur place, aux sièges d’EDF et d’Engie pour vérifier la conformité des traitements de données à caractère personnel mis en œuvre au regard des dispositions du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD). Deux manquements ont été relevés dans le cadre de l’exploitation des compteurs Linky : « un consentement non spécifique et insuffisamment éclairé » et « des durées de conservation excessives ». Pour corriger ces manquements, les sociétés EDF et Engie ont été mises en demeure dans un délai de trois mois pour :1) « recueillir un consentement libre, spécifique, éclairé et univoque préalablement à la collecte des données de consommation quotidiennes et à la demi-heure de ses clients, y compris de ceux dont les données sont déjà enregistrées, par exemple, en mettant en place une case à cocher pour chaque opération de traitement et, à défaut, supprimer lesdites données collectées » ; 2) « définir et mettre en œuvre une politique de durée de conservation des données qui n’excède pas la durée nécessaire aux finalités pour lesquelles ces données sont collectées et, au besoin, purger les données non conformes à cette politique de durée de conservation ».
3. Les enjeux et les risques de cette mesure de limitation de la puissance des compteurs Linky
A. Quelques rappels sur la puissance des compteurs Linky
La puissance d’un compteur électrique dépend de la quantité d’électricité qu’une installation peut recevoir. Dans la pratique, sa puissance doit lui permettre de supporter la consommation de tous les appareils électriques d’une habitation s’ils fonctionnaient tous au même instant. Si l’électricité consommée dépasse la puissance du compteur, ce dernier disjoncte.
Nous pouvons souscrire une puissance électrique comprise entre 3 et 36 kVA. En général, une puissance de 3 kVA suffit pour un studio quand une puissance d’au moins 6 kVA est nécessaire pour un logement plus vaste.
Les critères pris en compte pour évaluer la puissance électrique requise pour un logement sont : 1) la superficie du logement ; 2) le type de chauffage utilisé ; 3) la présence éventuelle d’appareils électriques spécifiques.
B. Les effets néfastes d’un tel projet de décret
Cette mesure de limitation de la puissance électrique des compteurs Linky soulève des controverses.eu égard aux risques qu’elle suscite.
⦁ Risque de voir le compteur disjoncter
Si la puissance fournie est trop faible pour faire fonctionner des appareils en même temps, il y a un risque de voir son compteur disjoncter à maintes reprises et partant, d’avoir son alimentation électrique coupée.
Si cette situation se produisait, le Gouvernement ne prévoit ni recours ni indemnisation possible par l’État.
Par ailleurs, qu’en est-il des dommages causés par une sous-tension électrique, par des micro-coupures répétées concernant les appareils ménagers et autres ? Les personnes qui ont élaboré un tel projet de décret se sont-elles interrogées sur les préjudices qui vont en résulter ? La durée de vie des équipements (appareils ménagers, chauffe-eau, outils numériques, …) va se réduire car au phénomène d’obsolescence programmée vont se rajouter les dégâts résultant d’une variation de la tension électrique. Et qui dit durée de vie réduite, dit impact négatif sur l’environnement.
⦁ Réduction de la puissance du compteur Linky pour « masquer » l’inflation énergétique ?
Les tarifs d’électricité ont augmenté en 2023 en raison de l’augmentation des coûts d’acheminement de l’électricité, combinés au prix de l’inflation énergétique. La présidente de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a annoncé une hausse possible de l’électricité pour 2024 de 10 à 20 %.
La stratégie qui consisterait à limiter la puissance électrique fournie pour rendre les factures des particuliers moins douloureuses, nous fait penser à une technique apparue en 2008 en France appelée la « réduflation » ou « shrinkflation » (voir glossaire).
⦁ Un risque de mesure inégalitaire
Dans un article intitulé « les compteurs Linky seront-ils bridés pour sauver la France d’un blackout », Lorraine Veron, juriste, et Hugo Lara, rédacteur en chef de Révolution énergétique, craignent un dispositif inégalitaire. Ils écrivent : « Pour que le compteur Linky puisse servir à équilibrer le réseau en permettant des diminutions de puissance ou même des coupures, il faudrait pourvoir intervenir sur un très grand nombre de compteurs en même temps, pour que cela soit efficace. Et on ne sait pas si cela est techniquement possible. La procédure n’est probablement pas prévue dans le système de pilotage des compteurs ». Les auteurs préconisent de prendre certains arbitrages. A cet égard, ils posent la question de savoir si les coupures ou baisses de puissance interviendront par zone géographique, selon la puissance souscrite par l’usager ou selon d’autre critères comme la quantité d’électricité consommée par les clients. Enfin, Lorraine Veron et Hugo Lara évoquent l’inégalité de traitement entre les usagers qui ne sont toujours pas équipés d’un compteur Linky et ceux qui le sont.
⦁ Les conséquences sur le télétravail
Un salarié en télétravail victime de la baisse forcée de la puissance de son compteur Linky ne va pas pouvoir avancer dans ses travaux. Sera-t-il tenu pour responsable ? Deux experts en droit du travail, maître Haïba Ouaissi et maître Benoît Sevillia, répondent par la négative. Pour ces deux experts, « le retard ou le problème est alors engendré par une cause extérieure et indépendante de la volonté du salarié qui la subit au même titre que l’employeur. Le travailleur ne peut donc être tenu pour responsable ».
Cela étant, « la crise énergétique va-t-elle sonner le glas du télétravail ? » s’interroge Nicolas Récapet, Directeur de l'Organisation et des Ressources humaines du Groupe Talan. Il écrit : « Le recours au télétravail imposé sur certaines journées, permettant ainsi la fermeture de locaux, constitue une approche séduisante pour les entreprises afin de limiter leur consommation énergétique. Cela pourrait même constituer une atténuation de l’impact d’éventuels délestages électriques auxquels le gouvernement nous prépare pour l’hiver. Soit, mais attention à ne pas perdre la vision globale de la situation ! ». Nous allons assister à un transfert des problèmes énergétiques vers les salariés.
Par ailleurs, cette baisse d’activité des salariés en télétravail, qui résulterait d’une baisse de la puissance électrique, va avoir des effets négatifs sur la productivité. C’est d’autant plus préjudiciable que, d’après la Banque de France, la France connaît un recul très important de la productivité. Cette dernière a enregistré en trois ans (2019–2022) une chute de 3,6 %. Ce recul inquiétant va peser sur la croissance future et l’amélioration du niveau de vie.
⦁ Une antinomie : prédominance des outils numériques et projet de limitation forcée de la puissance électrique
Dans un article intitulé « Face au tout numérique, l’électricité n’est plus au rendez-vous » (Nadia Antonin, 31 décembre 2022), nous rappelons que « d’un côté, nous assistons à une volonté d’accélération du numérique, allant de pair avec une très forte augmentation de la consommation énergétique, mais d’un autre côté, nous déplorons une politique de restriction de la production d’électricité d’origine nucléaire ». Dans cet article, nous analysons cette antinomie en examinant les motifs structurels et politiques qui ont conduit à sacrifier l’importante source d’approvisionnement en électricité que constitue le nucléaire.
4. Conclusion
Eu égard à des prises de positions politiques, des erreurs de gestion et d’anticipation (voir article précité de Nadia Antonin, décembre 2022), nous sommes victimes d’une limitation forcée de notre consommation d’électricité. En d’autres termes, nous allons assumer les erreurs de la politique énergétique française menée depuis de nombreuses années.
Au lieu de recourir à une mesure autoritaire qui permet entre autres à l’État de s’immiscer dans chaque parcelle de la vie privée des citoyens en prenant des décisions arbitraires, quid du signal-prix ? (voir glossaire).
Si nous souhaitons que les usagers changent de comportement, il faut recourir à des tarifs différenciés, car c’est ce qu’il y a de mieux dans une économie de marché. Les individus modifieront d’eux-mêmes leur consommation.
Pour conclure sur une note optimiste, rappelons que la France est devenue à nouveau exportatrice d’électricité en 2023 grâce à la remontée en puissance du parc nucléaire.
5. Glossaire
Délestage : Organisation de coupures d’électricité localisées et réparties dur le territoire.
Différé tarifaire : Mécanisme permettant à Enedis de décaler le remboursement de sa dette contractée pour la fabrication et la pose des compteurs sur plusieurs années et de prélever cette somme sur les factures des consommateurs à partir de 2022 jusqu’en 2030.
Enedis : Gestionnaire du réseau de distribution de l’électricité en France.
Linky : Compteur électrique intelligent, déployé par Enedis, capable de collecter de nombreuses données sur la consommation électrique du foyer auquel il est relié.
Réduflation (« shrinkflation ») : Pratique commerciale consistant à diminuer la quantité de produit dans son emballage afin d’éviter une augmentation du prix unitaire de celui-ci, ou tout au moins de la limiter et à masquer ainsi l’augmentation du prix au kilo ou au litre.
Signal-prix : Politique qui a pour objectif de modifier les comportements de consommation et de production en jouant sur le prix des produits.
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