Le concept « intelligence artificielle », de l’anglais « artificial intelligence », a été créé par John McCarthy mais son origine est née d’un article d’Alan Turing, intitulé « Computing Machinery and Intelligence » dans lequel Turing a suggéré sa célèbre expérience, le « test de Turing ». Il caractérise l'élaboration de programmes informatiques capables de prendre en charge des tâches habituellement effectuées par des humains, l'objectif étant de parvenir à transmettre à une machine des fonctions propres à l'humain comme la rationalité, le raisonnement, la mémoire et la perception. Yann Le Cun, titulaire de la Chaire Informatique et sciences numériques au Collège de France en 2015-2016, définit l'intelligence artificielle comme " un ensemble de techniques permettant à des machines d'accomplir des tâches et de résoudre des problèmes normalement réservés aux humains et à certains animaux".
L’intelligence artificielle (IA) est de plus en plus présente dans les entreprises et gagne en puissance. Ainsi, d’aucuns se demandent si l’IA pourrait non seulement concurrencer, mais potentiellement supplanter les rôles de management.
Après avoir évoqué la question de savoir pourquoi un pourcentage important de salariés dans le monde préfère un robot à la place d’un supérieur hiérarchique, nous montrerons que le management ne sera pas dissous mais « augmenté » par l’IA.
1. Les robots sont-ils préférables à un manager ?
1.1. Les résultats d’une enquête menée par Oracle et Future Workplace
Une enquête d’Oracle et Future Workplace menée en octobre 2019 révèle que 56 % des Français feraient plus confiance à un robot qu’à leur manager, en particulier lorsqu’il s’agit de fournir des conseils impartiaux. Au niveau mondial, ce pourcentage s’élèverait à 64 %. Toujours d’après cette enquête, 82 % des salariés dans le monde préfèrent se tourner vers des robots pour préserver leur santé mentale plutôt que de solliciter l’aide de leur manager. Ils attendent de leurs dirigeants « moins de câlins, plus de solutions », déclare Bertrand Duperrin, responsable des programmes visant au développement du capital humain chez Emakina France. Voilà de quoi nous faire réfléchir. Comment expliquer qu’une majorité de répondants à l’enquête préfèrent accorder sa confiance à une machine, aussi performante soit-elle, plutôt qu’à une personne ? La confiance n’est-elle pas une spécificité relative à la nature humaine ? La confiance, du latin confidentia peut se définir comme « la croyance en la bonne foi, la loyauté, la sincérité et la fidélité d’autrui […] « ou en ses capacités, ses compétences et sa qualification personnelle » (Gérard Cornu, 2011). Pour l'économiste Kenneth Arrow, la confiance est un maillon essentiel du système économique. Cette thèse a été reprise par Fukuyama qui postule que la confiance est liée aux "attentes des membres d'une communauté" dans laquelle les individus partagent habituellement certaines normes et adoptent un comportement prévisible reposant sur des valeurs partagées. Le management par la confiance apparaît à la fois comme un facteur de bien-être et un facteur de performance dans un environnement qui exige plus de prises d'initiative, d'innovation, de collaboration et d'agilité.
Cette enquête fait également ressortir que l’IA est davantage appréciée par les salariés pour le respect de données factuelles c’est-à-dire qui s’en tiennent aux faits telles que des horaires de travail observés, la réponse à des questions confidentielles sans crainte, la gestion d’un budget.
Pour Patrice Barbedette, senior vice-président Solutions d’Oracle, de nombreux managers sont « des managers d’objectifs et pas des managers d’hommes ». Ils ne seraient pas les mieux placés pour dénouer les problèmes de stress ou d’anxiété au travail. Il rajoute que le souci de confidentialité peut aussi expliquer l’attrait de l’IA.
1.2. Les motifs à l’origine d’une volonté de vouloir détrôner les mauvais managers par l’IA
Les salariés en souffrance feraient plus confiance à l’IA qu’à leur supérieur hiérarchique. Le fait qu’en France nous rencontrons une large palette de « mauvais managers » qui ont été promus non pas grâce à leurs mérites, à leurs compétences et à leurs qualités humaines mais du fait de « pratiques de constitution de cour et de nomination à la Caligula » (Van Duyne) explique que certains salariés préfèrent un bon robot plutôt qu’un mauvais manager.
De récentes enquêtes nationales et internationales dressent un portrait peu flatteur du manager français. Il semble que le mérite ait disparu au profit de la prime à l’incompétence, résultant du népotisme et du copinage. Xavier Camby, auteur de « 48 clés pour un management durable- Bien-être et performance », écrit dans son ouvrage que « malgré une belle productivité, la France s'enfonce chaque jour davantage dans un marasme économique et social, faute de managers sachant manager".
Le management constitue une des ressources essentielles d’une entreprise. Avoir de bons managers qui sachent motiver les employés contribue sensiblement au bon fonctionnement d’une entreprise. Or, nous observons qu’en France beaucoup de managers pratiquent le management par le négatif ou un management toxique, qui non seulement détruit la motivation au travail, la dignité, la confiance en soi ou encore l’efficacité d’un individu mais constitue un fléau pour les entreprises et les salariés. Cet état de fait nous laisse imaginer qu’à l’avenir, les salariés vont préférer une IA objective à un manager toxique. Un bon outil pour ces salariés d’échapper à un harcèlement managérial.
Face à un désengagement des salariés dans les entreprises, quid de la responsabilité de certains dirigeants qui discréditent le véritable management par un comportement injuste et inadmissible ?
Cela étant, si l’intelligence artificielle remplace les managers, quelles vont être les conséquences sur le moral des employés, sur la culture d’entreprise et sur les qualités humaines que l’on attend d’un manager telles que l’empathie, la créativité et l’intuition ? « Une IA à la place d’un supérieur hiérarchique est-elle pensable ? Cela serait accepter qu’elle soit douée d’autorité sur les êtres humains et puisse exiger d’eux leur obéissance, même en cas de conflit. » (Pierre d’Elbée, philosophe). Une telle éventualité est en totale contradiction avec la primauté de l’homme sur la machine. Bien que l’intelligence artificielle permette d’automatiser certaines tâches et d’améliorer l’efficacité de certaines opérations auxquelles se livre un dirigeant, elle ne pourra pas remplacer l’empathie, la créativité et l’intuition nécessaires pour être un bon manager. « Il est crucial de trouver un équilibre entre les avantages de l’IA et le maintien d’un manager compétent et empathique », écrivent Matadi Steveen et al. dans un article intitulé « l’IA peut-elle remplacer les managers dans les entreprises ? ».
2. Un manager compétent et empathique ne doit pas être remplacé par l’IA
« Les machines un jour pourront résoudre tous les problèmes, mais jamais aucune d’entre elles ne pourra en poser un ! »
Albert Einstein
2.1. L’intelligence artificielle n’a pas vocation à remplacer un manager
Alors que l’IA vient plutôt augmenter la rentabilité (38 % en moyenne d’après une étude récente d’Accenture Research), stimuler la productivité, automatiser les tâches répétitives et analyser des données complexes, un bon manager a la capacité non seulement de s’adapter en permanence à différentes situations, dont des conflits mais également d’interagir avec chacun de ses collaborateurs, en faisant appel non seulement à la raison mais aussi à l’intelligence émotionnelle. Chen et al. (1998) ont montré qu’environ 90 % du succès dans les postes de direction est attribuable à l’intelligence émotionnelle (IE) qui permet un management empathique et sincère. Celle-ci revêt une importance nouvelle avec la généralisation des robots et de l’IA. Megan Beck, directrice des produits et des analyses au sein d’une jeune pousse (start up) spécialisée dans l’apprentissage automatique (machine learning) et Barry Libert, président d’une société d’apprentissage automatique, écrivent : « Ceux qui veulent rester pertinents dans leurs professions devront se concentrer sur des talents et des aptitudes que l’IA a du mal à reproduire : comprendre, motiver et interagir avec des êtres humains ». […] « Des compétences comme la persuasion, la compréhension sociale et l’empathie deviendront des facteurs de différenciation à mesure que l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique prendront le relais de nos autres tâches ».
Longtemps considéré comme une faiblesse, les émotions apparaissent aujourd’hui liées à des compétences indispensables pour évoluer dans un environnement en perpétuel changement, comme le souligne Ilios Kotsou dans son ouvrage « Intelligence émotionnelle et management (2019). Ce type d’intelligence, que l’on peut définir comme « la capacité à identifier et gérer ses propres émotions et les émotions des autres », est entre autres associé aux qualités de leadership organisationnel comme le révèlent les travaux de Ranjot Singh Chahal. D’autres travaux en sciences humaines et sociales ont amplement démontré le lien positif entre l’intelligence émotionnelle et la performance managériale. En effet, les managers dotés d’un quotient émotionnel élevé sont plus efficaces pour communiquer et motiver leurs équipes ; ils créent une ambiance de travail positive ; ils prennent des décisions plus éclairées et plus judicieuses ; ils gèrent les conflits de manière constructive et non violente ; ils contribuent à la performance globale de l’entreprise.
En définitive, l’IA va modifier les pratiques du manager mais ne remettra pas en cause sa légitimité et son apport. Elle ne pourra en aucun cas remplacer le manager. Bien que puissante, elle ne pourra pas se substituer à l’expertise et au jugement humain. Comme le souligne Bruno Delb, consultant, « l’IA reste un outil assisté et non une finalité ». Les talents humains restent l’essentiel du capital de l’entreprise. Dans leur ouvrage « Ghost Work », Mary Gray et Siddharth Suri développent l’idée selon laquelle l’IA ne peut fonctionner sans l’humain. Ils parlent « d’automation paradox » et expliquent comment la recherche consistant à éliminer le travail humain grâce à l’automatisation engendre de nouvelles tâches pour les humains.
2.2. Le mariage entre l’intelligence artificielle et le manager : « l’ère du manager « augmenté » par l’IA »
« Dans un monde où les IA deviennent des « collègues numériques », la collaboration homme-machine devient cruciale »
Greg Cross, fondateur de Soul machines
L’IA va faciliter le travail du manager et rendre les compétences comportementales (soft skills) essentielles. Ces dernières recouvrent un ensemble de compétences personnelles, émotionnelles et sociales qui transcendent des qualités comme l’intelligence émotionnelle, la communication, l’empathie, la résolution de conflits et la collaboration harmonieuse avec les autres. Ce sont les qualités que les salariés recherchent chez un dirigeant.
L’alliance entre l’IA et le talent humain va donner naissance à une nouvelle génération de managers qui vont disposer de plus de temps pour se consacrer à leur rôle de mentor (coach), de contributeurs sur des sujets à plus forte valeur ajoutée et de chef de file (leader) en empathie.
Une grande partie des activités quotidiennes d’un manager est consacrée au travail administratif, à des rédactions de rapports, etc. L’application de l’IA aux tâches de gestion courante va permettre aux managers de recentrer leurs missions dans le cadre de leurs fonctions de gestion et de décision et de se concentrer sur les activités à forte valeur ajoutée. Par ailleurs, avec l’IA le manager accède à un niveau de connaissances qu’il n’était pas possible d’atteindre sans elle. En effet, grâce à sa capacité à traiter de grandes quantités de donner et à dégager des tendances, l’IA peut être un outil essentiel pour prendre des décisions. Enfin, l’IA peut aider les managers à améliorer la dynamique des équipes et la responsabilisation des équipes en créant de la motivation chez ses collaborateurs au moyen des stratégies suivantes : 1) équité dans l’évaluation des résultats et des compétences ; 2) prise en compte de la qualité de vie au travail ; 3) accompagnement personnalisé sur les compétences ; 4) développement du collectif. Pour Deidre Paknad, PDG de Workboard, l’IA dans les entreprises est « une avancée qui peut permettre aux bons managers d’être excellents ».
L’évolution de l’IA, permise par la poursuite de la massification des données disponibles, s’accompagne de défis et de risques. Qu’en est-il de la gestion éthique des données, de la nécessité de l’expertise humaine et des risques de discrimination ?
- La gestion éthique des données des salariés et le respect de leur vie privée sont des préoccupations majeures. L’éthique des données, que l’agence Gartner définit comme « un système de valeurs et de principes moraux relatifs à la collecte, l’utilisation et le partage responsable des données », a trait aux questions morales relatives à la gestion des données qui pourraient avoir une incidence négative sur les individus.
- L’utilisation de l’IA doit être un outil complémentaire à l’expertise humaine afin d’atteindre des résultats optimaux.
- Les risques de discrimination : l’utilisation de l’IA peut entraîner des biais algorithmiques pouvant conduire à certaines discriminations.
En conclusion, bien que l’IA ait la capacité d’accomplir certaines tâches du manager, il est clair qu’elle ne le remplacera pas. Elle va uniquement soulager ce dernier en introduisant de nouvelles pratiques managériales comme la prédiction, l’individualisation, la notification et la culture de la donnée. Elle est « un allié pour le manager de demain, pas un remplaçant ! ».
3. Glossaire
Apprentissage automatique (machine learning) : Technique qui permet à une machine d'apprendre à résoudre des problèmes à partir d'exemples.
Apprentissage profond (deep learning) : Technique qui permet à une machine de reconnaître le contenu d'une image ou de comprendre le langage parlé.
Note : L'apprentissage profond est basé sur des réseaux de neurones artificiels.
Biais algorithmiques : Anomalie présente dans la sortie des algorithmes de machines d’apprentissage automatique ou machines d’apprentissage profond.
Culture de la donnée : Capacité à identifier les enjeux et les données susceptibles de créer de l’information qui a de la valeur.
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