L’ampleur des émeutes qui ont éclaté en France à compter du 27 juin 2023 révèlent l’emprise des réseaux sociaux. Pour Pierre Brochant, ex-directeur général de la DGSE, les changements de nature de ces émeutes résultent entre autres du « rôle décuplé des réseaux sociaux, devenus à la fois des accélérateurs de concurrence mimétique et des multiplicateurs de transparence en temps réel ».
L’adoption des réseaux sociaux s’inscrit dans la nouvelle tendance que constitue l’« IT consumerization ». Prisé du grand public français depuis la traduction de Facebook en 2008, l’hégémonie du réseau social n’a cessé de croître depuis sa création en 2005. Avec 4,76 milliards de membres en janvier 2023, Facebook est le plus important réseau au monde, loin devant Twitter (1,3 milliards de membres en 2022), LinkedIn (875 millions de membres en avril 2023) ou Google+ (300 millions de membres en décembre 2021). L’utilisation des réseaux sociaux a révolutionné l’usage du Web dans le grand public, et plus spécialement au sein de la « génération Y » ou la «génération Z ».
En France, les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés ces dernières années. D’après le Guide des Réseaux Sociaux 2023 de France Stratégie, on compte 52 millions d’utilisateurs de réseaux sociaux, soit 80,5 % de la population.
Pour Michel Forsé, « un réseau social est un ensemble de relations entre un ensemble d’acteurs. Cet ensemble peut être organisé (une entreprise, par exemple) ou non (comme un réseau d’amis) et ces relations peuvent être de nature fort diverse (pouvoir, échanges de cadeaux, conseil, etc.), spécialisées ou non, symétriques ou non (Lemieux, 1999). Le dictionnaire de l’Académie des Sciences commerciales en donne la définition suivante : « Communauté d’internautes liés entre eux par des liens relationnels, amicaux ou professionnels, regroupés selon des intérêts communs ».
Le développement des réseaux sociaux, perçu jusqu’à présent comme un « formidable espoir », est aujourd’hui considéré par certains comme une menace.
1. Opportunités et risques des réseaux sociaux dans le domaine économique
Les réseaux sociaux modifient profondément la vie économique comme l’ont démontré les intervenants à une conférence organisée par le Conseil d’État en décembre 2021 : « création de nombreuses opportunités d’activités marchandes, de nouveaux modèles économiques, mise en relation directe des agents et acteurs de l’économie, … ».
A. Quelles sont les opportunités des réseaux sociaux pour les entreprises ?
Les réseaux sociaux contribuent à :
- Maîtriser l’image de l’entreprise.
- Accroître la notoriété de la marque grâce aux outils du marketing viral. Florence Benoit-Moreau, Eva Delacroix et Christel de Lassus définissent le marketing viral comme une technique de diffusion rapide d’une information par des internautes, entraînant une diffusion exponentielle du message proche de celle d’un virus. […] Grâce au bouche à oreille (« le buzz » en anglais), une entreprise va se faire connaître ou faire connaître ses produits via les réseaux sociaux en diffusant une information à un groupe d’internautes qu’ils transmettront chacun à plusieurs autres, et ainsi de suite. Pour les trois auteurs précités, le marketing viral présente deux risques majeurs : « la cannibalisation de la marque » ainsi que « la saturation et la maturation des internautes ».
- Mettre en place une communication commerciale via les réseaux sociaux (« social selling ») pour prospecter les clients potentiels. Dans son ouvrage intitulé « Le social selling au pays du ROI », Michelle Goldberger définit le « social selling » : « Utilisation des réseaux sociaux pour ouvrir et maintenir des passerelles conversationnelles avec les membres de son écosystème business. Le « social selling » permet aux commerciaux d’être en contact avec les bonnes personnes, au bon moment avec les bons contenus sur les bons réseaux sociaux ». Pour les entreprises, l’objectif visé est de mettre en place un système d’identification, d’écoute et d’engagement des prospects. Pour la FEVAD, « contrairement à la publicité, le « social selling » permet de compléter le processus de vente depuis la mise en avant de produits à la réalisation de l’achat ». Le « social selling » s’exerce sur « live shopping », Messenger, WhatsApp, Facebook shop, les boutiques TikTok, etc. Il ne faut pas confondre « social selling » et « social commerce ». Le « social commerce » est la vente de produits et de services sur les réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram ou autres. Dans le « social commerce », il s’agit d’introduire du social et de la recommandation dans la chaîne d’achat.
- Fidéliser les clients, créer des ambassadeurs de la marque et assurer la pérennité de l’entreprise.
- Gérer et améliorer l’expérience client en temps réel. Ainsi par exemple, les réseaux sociaux vont permettre de répondre et de traiter les demandes des clients le plus rapidement possible;
- Accroître le chiffre d’affaires.
- Optimiser les recrutements de personnel.
Si les réseaux sociaux révèlent des opportunités et des atouts pour les entreprises, ils présentent tout de même des dangers.
B. Les dangers que représentent les réseaux sociaux pour le tissu économique
- Les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur et amplificateur dans la gravité des émeutes qui ont éclaté en France le 27 juin 2023. Ils ont été au cœur des rébellions. Les dégâts occasionnés par ces dernières vont coûter très cher à l’économie.
D’aucuns pointent le doigt sur leur responsabilité dans la diffusion de messages incitant à la violence. Le Président de la République dénonce le fait que « nous avons vu sur plusieurs d’entre elles, Snapchat, TikTok et plusieurs autres, à la fois l’organisation d’événements violents se faire, mais aussi une forme de mimétisme de la violence ce qui, chez les plus jeunes, conduit à une forme de sortie du réel ». De même, pour le sénateur Patrick Chaize, co-rapporteur d’un projet de loi relatif à la sécurisation de l’espace numérique, « il est indéniable que les réseaux sociaux ont eu des effets amplificateurs sur les émeutes ou les mouvements populaires violents ». Comment expliquer ce phénomène ? Selon Patrick Chaize, « les réseaux sociaux représentant un marché très monopolisé », nous sommes dépendants de grands groupes qui ne sont pas situés en France et auprès desquels nous avons du mal à faire respecter la loi. Par ailleurs, « les réseaux sociaux reposent sur l’anonymat ».
Pour le Ministre de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, les réseaux sociaux servent à communiquer les lieux de rendez-vous et sont à l’origine de l’organisation de rassemblements qui vont commettre des actes de violence. Il rappelle que « certaines fonctionnalités des réseaux sociaux, ont permis de faciliter les regroupements et les dynamiques émeutières. Ils sont aussi parmi la diffusion d’images qui ont peut-être contribué à la glorification et la banalisation des faits de violence ».
Concernant le coût des dégâts pour les entreprises, « il est trop tôt pour donner un chiffre précis, mais on est à plus de 1 milliard d’euros pour les commerces », annonce l’ex-patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, « sans compter les dégâts au niveau du tourisme ». Il rajoute : « Plus de 200 commerces ont été entièrement pillés, 300 agences bancaires détruites, 250 bureaux de tabac touchés avec des modes opératoires d’une violence absolue. Tout a été volé, même des caisses enregistreuses, avant de mettre le feu pour détruire ».
Qui va payer la facture ? Quid de la responsabilité civile et pénale des parents du fait des dommages causés par leurs enfants mineurs qu’ils ont sous leur garde ? La responsabilité civile des parents du fait de leurs enfants, fondée sur l’article 1384, alinéa 4, du Code civil, devenu 1242 après l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations, est subordonnée à ce qu’un enfant mineur ait commis un fait dommageable alors qu’il cohabite avec ses parents. Pour ce qui est de la responsabilité pénale des parents de mineurs délinquants ou criminels, il faut se référer à l'article 227-17 du Code pénal qui dispose : "Le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende". - Les réseaux sociaux sont un « nouveau paradis » pour les cybercriminels. Ils sont les nouveaux points d’entrée des arnaques. D’après les chiffres du Parquet de Paris, les arnaques financières auraient fait perdre aux Français plus de 500 millions d’euros en 2021. Pour la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), le nombre de plaintes aurait accusé une hausse de 85 % par rapport à 2020.
- Les réseaux sociaux peuvent porter atteinte à la réputation en ligne d’une entreprise par la création d’une publicité négative.
- Le piratage des données personnelles des clients. Depuis l’entrée en vigueur du Règlement général de la protection des données, les entreprises doivent redoubler de vigilance quant à la collecte et au traitement des données personnelles de leurs clients. Une exigence qui concerne en particulier les réseaux sociaux et les plateformes elles-mêmes (Facebook, Twitter, Instagram, …) où les données à caractère personnel sont très nombreuses et facilement accessibles.
2. Les réseaux sociaux sont-ils une menace pour les rapports sociaux et la démocratie ?
A. Réseaux sociaux et vie en société
« Ces nouveaux modes de communication impactent toutes les sphères de nos existences »
Martine Houillet (« Peut-on encore échapper à l’emprise des réseaux sociaux », 2020)
Pour Daron Acemoglu, professeur au MIT, « les réseaux sociaux, devenus un canal de transmission majeur de la haine, de la désinformation et de la propagande, menacent de rendre impossible toute vie sociale et politique ». Il écrit : « Les réseaux sociaux risquent de bouleverser les fondements mêmes de la communication humaine et de la cohésion sociale, en remplaçant les véritables réseaux sociaux par des réseaux sociaux artificiels ». De même, Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’École Normale Supérieure et Président de l'Ecole d'Economie de Paris déplore une « artificialisation grandissante des rapports sociaux ». Il déclare : « L’amour se rencontre sur Tinder. Le bureau se réduit au télétravail et à faire les magasins, à visiter des sites de vente en ligne. Les recrutements professionnels sont confiés à des algorithmes. Les partis politiques s’expriment sur Twitter ». Par ailleurs, lors d’une interview en septembre 2022, il a formulé que « Les réseaux sociaux, qui étaient censés remédier à la solitude sociale, l’ont aggravée ».
Des chercheurs de l’Université de Pittsburg en Pennsylvanie se sont intéressés à la relation qui pourrait exister entre le temps passé sur les réseaux sociaux et le sentiment de solitude des personnes qui l’utilisent. A partir d’une enquête menée auprès de 1787 Américains âgés entre 19 et 32 ans qui utilisent les réseaux sociaux, ils concluent que « plus on utilise les réseaux sociaux, plus on se sent seul ». Un des chercheurs ayant contribué à l’étude déclare : « Nous sommes des créatures fondamentalement sociales, mais la vie moderne a tendance à nous compartimenter plutôt qu’à nous rapprocher ».
Dans son ouvrage intitulé « Réseaux (a)sociaux », le psychologue et psychanalyste Michael Stora s’inquiète du danger lié à la « surconsommation des réseaux sociaux ». Dans cet ouvrage, l’auteur livre une analyse critique des dangers et des dommages que constituent les réseaux sociaux, treize ans après l’arrivée de Facebook en France. Pour Michael Stora, « Facebook est générateur de mal-être », « les réseaux sociaux sont toxiques ».
B. Réseaux sociaux et démocratie
« Nos démocraties libérales sont minées par cette eau mauvaise qui s’écoule des réseaux sociaux »
Gérald Bronner, sociologue
Pour le journaliste et essayiste Brice Couturier, « la démocratie est malade des réseaux sociaux ». Il explique que de la « célébration des réseaux sociaux pour ses capacités de vitalisation démocratique », nous sommes passés au « désamour ». Il ajoute : « Depuis quelques années, les réseaux sociaux sont perçus comme des outils de la déconsolidation démocratique », selon l’expression de Yascha Mounk.
Pour les adeptes des réseaux sociaux, ces derniers offrent de nouvelles opportunités pour accéder à l’information, exprimer ses opinions et participer au processus démocratique. Toutefois, les réseaux sociaux peuvent également porter atteinte à la démocratie en diffusant de fausses informations (« fake news »), en facilitant la manipulation et le façonnement de l’opinion publique. D’aucuns parlent de « propagande informatique ». Dans un projet de recherche de l’Université d’Oxford, (voir rapport intitulé « 2019 Global Inventory of Organised Social Media Manipulation), Samantha Bradshaw et Philip N. Howard démontrent que « les acteurs du gouvernement ou des partis politiques utilisent les réseaux sociaux pour manipuler l’opinion publique, harceler les dissidents, attaquer des opposants politiques ou encore diffuser des messages polarisants destinés à diviser les sociétés, entre autres choses ». […] « L’utilisation de la propagande informatique pour façonner les attitudes du public via les réseaux sociaux est devenue une pratique courante, allant bien au-delà des initiatives de quelques acteurs malveillants ».
Un rapport du Parlement européen du 13 décembre 2021 évoque les principaux risques que les réseaux sociaux font peser sur la démocratie : 1) La surveillance (surveillance politique, perte de vie privée et d’autonomie, désengagement politique) ; 2) la personnalisation (visions du monde rétrécies, fragmentation sociale et politique) ; 3) la désinformation (distorsions d’opinions et de préférences, distorsion des résultats électoraux, désinformation automatisée) ; 4) la modération (censure politique, biais algorithmique, pouvoir irresponsable). Celle-ci s’est révélée démunie face aux effets pervers des réseaux sociaux comme la haine et le harcèlement ; 5) le microciblage (manipulation politique, distorsion du processus électoral).
3. Régulation et surveillance des réseaux sociaux
Devant les maires de 220 communes réunis à l’Elysée le 4 juillet 2023, le Président de la République Emmanuel Macron a évoqué l’idée de limiter, voire de bloquer l’accès aux réseaux sociaux en cas de violences urbaines. L’idée a été mal accueillie sous couvert de la liberté d’expression.
Cela étant, face aux violences, aux pillages et aux agressions d’une extrême gravité, il faut légiférer pour se prémunir contre de futures émeutes urbaines.
Le 5 juillet 2023, le Sénat a adopté le projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Ce projet inclut les dispositions d’application des règlements de l’UE sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) et sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA), combinés avec des travaux parlementaires sur l’exposition des mineurs aux contenus pornographiques et la souveraineté numérique.
Les émeutes s’étant déroulées lors de l’examen du projet de loi sur la sécurisation et la régulation des réseaux sociaux par le Sénat, le Sénateur Patrick Chaize a proposé un amendement permettant d’obliger les réseaux sociaux à bloquer l’accès, dans un délai de deux heures, aux contenus incitant de façon manifeste à la violence. Cet amendement a dû être retiré par le dépositaire car le Ministre chargé de la transition numérique a jugé « qu’il présentait un risque extrêmement élevé d’inconstitutionnalité ».
Maître Alexandre Lazarègue, spécialisé en droit du numérique déclare que « le législateur, en France et en Europe, n’a pas cessé depuis ces dix dernières années de renforcer, contrôler, réguler les droits sur les réseaux sociaux et pourtant on voit bien qu’on n’y arrive pas ».
4. Glossaire
Digital Markets Act (DMA) : Règlement européen du 14 septembre 2022 qui vise à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des géants d’internet et corriger les déséquilibres de leur domination sur le marché numérique européen.
Digital Services Act (DSA) : Règlement européen du 19 octobre 2022 qui vise à faire diminuer la diffusion de contenus illégaux et à instaurer plus de transparence entre les plateformes en ligne et les utilisateurs.
Donnée personnelle : Information qui permet de nous identifier ou de nous reconnaître, directement ou indirectement, notamment par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments spécifiques, propres à notre identité physique, physiologique, psychique, économique, culturelle ou sociale.
Règlement général de la protection des données (RGPD) : Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.
Réputation en ligne (« e-reputation ») : Ensemble des informations, des rumeurs et des jugements qui circulent sur internet et qui donnent une certaine image d’une personne physique ou morale ou d’une marque.
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