Dans son cours à H.E.C. en 1951, le Professeur Louis Baudin définissait le marché boursier comme le type même du « marché de concurrence pure et parfaite » où une infinité d’acheteurs rencontrait un nombre aussi important de vendeurs.
Cela permettait de définir les trois fonctions fondamentales du marché boursier : la collecte de fonds pour les entreprises et l’Etat, la protection des épargnants grâce à la liquidité du marché et, si l’on suit l’analyse de Keynes, l’évaluation psychologique des entreprises (en concurrence avec celles produites par les comptabilités historiques et prospectives).
A peu près à la même époque un haut fonctionnaire, conseiller au cabinet d’un Ministre des Finances, expliquait que seul le premier objectif intéressait ce Ministre. Récemment un banquier parisien, formé aux U.S.A.où la collecte de fonds se fait grâce à des « Fonds de Pension », expliquait que le seul intérêt de la bourse est la possibilité de « mobiliser » les fonds investis.
Or la Bourse s’est révélée au cours de la crise actuelle comme le seul marché qui ait conservé une certaine liquidité. Les cours ont beaucoup baissé, mais on a pu tous les jours effectuer des transactions alors que ce n’était le cas ni en « capital investissement / private equity », ni en immobilier, ni même sur la plupart des marchés de produits dérivés. Aussi est-il important de conserver un marché Boursier efficace.
L’évolution du concept boursier, entre les années 1950 et actuelles et par ailleurs, l’importance rendue aux Bourses par la crise nous obligent à voir si les structures actuelles peuvent répondre aux trois questions que l’on s’était posées autrefois. Reprenons les trois définitions précédentes et voyons comment elles se sont modifiées. Pour cela il faut étudier comment se réalise la collecte de l’épargne, les opérations qui prétendent améliorer la « liquidité » des marchés et surtout voir si les « cours » reflètent encore la « valeur psychologique des entreprises ».

1) La collecte de l’épargne

La France reste un pays de forte épargne privée, environ 15 à 16 % du revenu national, surtout orientée vers le secteur foncier et immobilier. Le taux d’épargne financière varie entre 5 et 8% du revenu disponible. Cela est très supérieur au taux d’épargne financière américaine (voisin de 0, sauf depuis le début de la crise actuelle où s’est développée exceptionnellement une épargne de précaution de plus de 6 %, qui est déjà en voie de diminution.) mais elle est très inférieure aux taux Japonais et surtout Chinois.
De plus en plus la collecte de fonds est « collective » : Fonds de Pension, Caisses de Retraites, Compagnies d’Assurance, O.PC.V.M.s. A cela s’ajoutent des produits spéculatifs : Exchange Traded Funds (ou Trackers), Exchange Traded Products permettant d’ « opérer » sur matières premières et surtout les « Contracts for Difference » (CFDs) transactions « à levier » hyper-spéculatives.
Tout cela entraîne un « court termisme » dangereux. Ainsi Michel Didier, dans la publication « Finance et Croissance » de 2006, constate que si les ménages et les assureurs ont tendance à conserver leurs actions plus de 4 ans et ½, les OPCVMs les détiennent moins de 7 mois. C’est pire en matière obligataire, car si le public ne revend ses titres qu’au bout de 7 ans, les Assureurs en changent tous les 7 mois et les OPCVMs tous les 30 jours.
Une mutation psychologique a lieu. On est passé d’un marché de « concurrence pure » où les actions de même nature sont parfaitement « fongibles » à un marché de « sociétés » où l’on échange des produits non fongibles qui sont les entreprises elles-même. Cela date de la tentative de la Banque Lazard de faire absorber la Société Saint-Gobain par Boussois. Cette opération révélait au Public que les grandes entités industrielles et commerciales et financières étaient devenues beaucoup plus importantes sur les marchés financiers que les multi-opérateurs classiques issus du « grand public »
Cela explique le développement des opérations de « capital investissement » opérations sur titres non cotés sur des marchés réglementés. La plus importante, le « Leveraged Buy Out/ Rachat à Effet de Levier » permet quelquefois des développements spectaculaires, lorsqu’il s’agit par exemple de racheter à un grand groupe une société négligée parce qu’elle n’entre pas dans le cadre de la politique générale de la firme ou même pour une petite société d’en acquérir une plus grande puisque la technique des L.B.O.s consiste à faire financer l’opération …par la société achetée. Mais un grand nombre d’opérations échoue, surtout quand les opérateurs revendent une ou plusieurs fois la même société avec un fort effet de levier.
Parmi les opérations de « capital investissement» il faut noter celles qui concernent des « start up/ jeunes pousses » dont l’utilité est indéniable. Les Autorités Financières françaises l’ont bien compris, autorisant l’emploi d’une partie de l’I.S.F dans des augmentations de capital de ce type de société.
La collecte d’épargne se fait aux Etats –Unis par les « fonds de pensions » qui collectent, en particulier, l’épargne salariale du « 401 k ». Aussi la bourse ne joue plus depuis des années son rôle de collecteur de fonds et comme le disent Patrick Artus et Jean-François Théodore (la Revue d’Economie Financière n° 82), les sorties nettes annuelles de capitaux de NYSE sont de l’ordre de 300 milliards. Mais les bourses de Londres et d’Euronext voient maintenant également que l’apport de liquidité des Introductions en bourse (IEB/IPOs) est à peu près compensé par des disparitions d’entreprises. Les Bourses ne jouent plus leur rôle de collecteurs de fonds pour l’investissement. Or l’absence de fonds de pension met la France dans une situation plus difficile que celle de pays étrangers comme les Etats Unis, l’Angleterre ou la Hollande. Bien plus, les nouvelles normes comptables de « Solvency II » et « Bâle III » devraient considérablement aggraver la situation puisqu’elles obligeraient banques et assurances à constituer de nouvelles provisions et à réduire le pourcentage d’actions détenues dans leurs bilans.

2) La protection des épargnants ou liquidité du marché

Dans les années 50 on parlait de la « protection des épargnants ». Cette notion a disparu, remplacée par celle de « liquidité des Marchés». Cela signifie l’effacement des investisseurs individuels (La veuve de Carpentras en est l’exemple un peu méprisant) au profit des Institutionnels chargés de les représenter et de les défendre. Certes les Autorités de Marché font de grands efforts pour défendre les investisseurs en demandant une plus grande transparence et en luttant contre les deux principales atteintes aux marchés que sont la manipulation et le délit d’initié .
Malheureusement il faut faire deux remarques, conséquences de la «collectivisation» des marchés :
A) les gérants de portefeuille des grandes entités peuvent avoir la tentation de privilégier la protection de leur situation en cherchant à imiter leurs confrères par peur de ne pas être compris par leur direction s’ils ont une politique trop personnelle ( et le « consensus » peut être erroné).
B) mais surtout il y a toujours un « conflit d’intérêt » entre les opérateurs pour compte d’autrui et ceux qui opèrent pour compte propre. En effet le bénéfice de ces derniers se fait au détriment du « Marché » même s’il en améliore la liquidité.
Ce deuxième point entraîne une question majeure : Pourquoi a-t-on besoin d’une telle liquidité ? Cela nous oblige à poser trois sous-questions : Comment s’est modifiée la clientèle des marchés ?
Qu’apporte la spéculation ? quel est, pour l’économie, le bénéfice de produits hyper-sophistiqués ?

i) - La clientèle privée directe pose aux entreprises et aux banques un grand nombre de problèmes : juridiques (successions, incapacité,) d’où la tenue d’une comptabilité compliquée, tandis que le placement d’une émission auprès de quelques sociétés financières est extrêmement simple .Il en est de même pour les services de conservation de titres. Mais comme les investisseurs privés sont en fait les « opérateurs en dernier ressort » on peut difficilement s’en passer .On limite alors les contacts des institutionnels avec eux en leur ouvrant des comptes auprès de services bancaires spécialisés (les guichets des banques, assureurs, sociétés de bourse etc. ),et en leur faisant signer des contrats de style américain où les intermédiaires ,sous prétexte de défendre leurs clients, essaient surtout de se protéger. Le revers de la médaille est, nous l’avons vu, la mobilité dans la gestion boursière des institutionnels ce qui ne facilite pas le « management » des entreprises. En outre les institutionnels ont en général des limites légales ou statutaires pour la détention de titres et peuvent être obligés, si leur quota est atteint, de ne pas suivre des augmentations de capital .Le public par contre est non seulement habitué à souscrire aux augmentations de capital, mais il protège par l’envoi de pouvoirs en blanc des directions souvent plus utiles aux sociétés que des raideurs qui ne cherchent que des profits à court terme.
ii) - La spéculation peut jouer un rôle utile lorsqu’elle n’intervient que pour assurer un élargissement des marchés en agissant en contre-tendance. Cela est d’autant plus utile que la plupart des marchés est traité « en continu », solution parfaitement valable pour quelques centaines de sociétés dans le monde mais très dangereuse pour la plupart des autres .La spéculation est dangereuse lorsqu’elle joue à la baisse dans un marché qui a déjà tendance à baisser. Aussi tant que l’activité financière américaine était restée limitée aux marchés « réglementés » la technique de « l’Updike » était parfaitement adaptée aux marchés (interdiction de vendre à découvert des titres dont le dernier cours est en baisse). Il n’en est plus de même à l’heure actuelle. Les opérations de Credit Default Swaps (CDSs) et de Contracts For Difference (CFDs) permettent de tourner toutes les mesures que pourraient prendre les autorités financières pour limiter les excès de la spéculation. Aussi l’Allemagne a donné l’exemple en interdisant les ordres de vente « nus » (naked short orders) c’est à dire des ordres de vente qui n’ont pas pour but la protection d’un actif financier.
Les défenseurs de la liberté totale de spéculation arguent ;
- que cela augmente la liquidité du marché en créant des ordres de bourse supplémentaires, ce qui est exact
- que le succès d’une spéculation baissière ne fait que révéler un peu plus vite une situation malsaine. A titre d’exemple on cite le cas de Soros attaquant la Livre sterling en 1992.On oublie seulement de dire qu’il a essayé en suite de lutter contre le Franc qui à l’époque était dans la même situation que la Livre. Or à l’époque, avec l’aide de l’Allemagne, on avait cassé cette spéculation et le Franc s’est parfaitement adapté à conserver un cours accusé d’être surévalué.
iii) - La multiplication des produits « complexes » pose un problème : sont-ils utiles à l’économie ? Leur volume est impressionnant .Il vient de remonter tout près du chiffre maximum atteint en juin 2008, soit près de 615 trillions de dollars (en hausse de 2% sur Juin 2009), essentiellement en « swaps de taux ». Est inclus dans ce chiffre, le montant des CDS (Credit Default Swaps/Assurances contre la Faillite d’une société ou d’une monnaie) soit 30 trillons de dollars, en légère baisse sur le chiffre de Juin 2009 (30,4 trillons). Ces C.D.S.s jouent un rôle très important car s’ils servent normalement de couverture à des opérations industrielles ou financières, ils peuvent aussi, s’ils sont « sans cause /naked» être un outil très puissant pour déstabiliser une monnaie. Il y a un petit « jeu » très malsain dans la combinaison CDSs-Rating. Chaque baisse de Rating entraîne des hausses de CDSs qui paniquent les sociétés de Rating et les incitent à réduire à nouveau les Ratings etc...
Pour appréhender ce problème des produits complexes, prenons un exemple simple : les C.F.D.s (Certificates for Difference). Ce sont des contrats à l’achat ou à la vente par lesquels une somme placée auprès d’un courtier permet une spéculation sur un multiple de 10 à 20 fois sur des produits de marchés financiers ou de matières premières mais qui peut atteindre 100 fois sur des devises. Quatre cas de figures peuvent être envisagés. Lors d’un achat de CFD acheteur d’actions, le courtier peut se couvrir en achetant les actions qui servent de support ce qui élargit les marchés ou prendre le risque de ne pas se couvrir et l’opération devient alors purement spéculative et n’a plus aucune utilité économique. C’est le même processus en cas d’achat de CFD vendeur où s’il y a couverture par le courtier, il y a pression à la baisse sur le titre concerné .On voit que seul le cas d’achat de CDFs acheteurs, s’il provoque un achat par le courtier, a un impact utile.

3) Les cours de bourse ont-ils encore un sens ?


Pour que le cours de bourse reflète l’opinion du public il faut qu’il y ait un marché et suffisamment d’opérateurs pour que le cours affiché soit valable. Cela oblige à faire un certain nombre de remarques ;

A) - l’influence des analystes : Un progrès important à été réalisé depuis vingt ans dans le développement de l’analyse financière. Mais cela a entraîné une certaine unification de la pensée des chercheurs et ceux-ci ont une forte tendance à s’imiter (le « consensus ») et à influencer ainsi dans le même sens tous leurs clients.
B) - La « collectivisation » des ordres a créé un petit nombre de très gros donneurs d’ordres dont l’influence pèse sur les marchés. Leur influence est aggravée par les médias qui indiquent constamment l’opinion des différents donneurs d’ordre sur les sociétés cotées.
C) - Plus récemment le désir de développer la concurrence entre marchés pour faire baisser les coûts de transaction a entraîné dès la fin du XX ème siècle aux U.S.A., la création de marchés électroniques les « E.C.Ns ». Ces derniers sont en concurrence avec les « marchés réglementés ». Cela a été repris par la Directive « M.I.F » avec comme conséquences;
- une baisse des rémunérations des intermédiaires les incitant à rechercher la négociation de produits où la transparence existait peu (les produits complexes devenus des « produits toxiques » lorsqu’ils ont rencontré des difficultés de liquidité)
- l’obligation de rechercher une parade au morcellement des marchés en créant la notion de « best execution » selon laquelle les intermédiaires doivent pouvoir justifier qu’ils ont fait profiter leur client du meilleurs cours du marché en tenant compte de ses désirs (vitesse d’exécution, montant à ne pas diviser, frais les plus faibles, etc.…)
- mais il y a pire, le droit pour des entreprises de pratiquer en même temps « l’internalisation des ordres » et la contrepartie (technique du « crossing network/appariement de ordres ») qui permet à certains intermédiaires de retirer au marché les ordres les plus intéressants.
- La création de « Boîtes noires » donne au marché une forte opacité à un moment où l’on en vante la transparence.
Parallèlement les « Ordres éclair » (ordres exécutés en 0,02 secondes) perturbent le marché en créant des inégalités entre donneurs d’ordres. Ces derniers effectuent actuellement 25% des transactions en Europe et 60 % des marchés U.S. Le Financial Times du 3 Juin 2010 fait remarquer que 99% de ces ordres sont annulés avant d’être exécutés ce qui laisse supposer que cette technique sert surtout à déceler l’existence d’ordres importants facilitant l’activité des spéculateurs . Cette technique appelée « gaming »provoque des protestations véhémentes des gérants de portefeuille dont le Financial Times se fait l’écho (1er Juillet 2010)

Tout cela multiplie les lieux d’opération, réduit les quantités d’échanges et rend difficile une vision correcte des cours .Cela augmente la volatilité alors que les entreprises ont besoin d’une certaine stabilité tant dans l’élaboration des cours que dans la durée de conservation de leurs titres par les investisseurs.

Conclusion

Ainsi la multiplication des centres de décision complique l’évaluation des valeurs mobilières. A cela s’ajoute le désintérêt des intermédiaires pour un marché action dont la rentabilité est faible sous l’influence de la concurrence entre « brokers ». Aussi ceux-ci préfèrent opérer sur les marchés dérivés où le manque de transparence et parfois l’existence d’une faible liquidité leur assurent une forte rémunération. Le marché boursier joue de moins en moins son rôle d’apporteur de fonds à l’économie. Tout cela pose un problème majeur à une époque où les pays occidentaux, concurrencés par les pays émergents, ont besoin de collecter le plus de fonds possible pour l’Investissement et la Recherche. Aussi après avoir multiplié les moyens pour permettre de spéculer sans apport économique véritable, les organismes de contrôle commencent à se poser les vraies questions : doit-on interdire les ventes à découvert, ce qui suppose également une limitation des opérations de CDS, de CFD, etc. ? Doit-on interdire les ordres éclair ? Doit-on, faute de pouvoir recréer des « courtages minima » légaux en faveur des intermédiaires pour les intéresser plus aux marchés d’actions et d’obligations, créer de lourdes taxes internationales pour rendre inefficaces les opérations à dénouement trop rapide ? Tous ces problèmes sont posés aux autorités financières. Il est important qu’elles coordonnent leurs politiques. Les prochaines réunions du G 20 devraient réaliser cet objectif.
En fait, dans la « pensée unique » actuelle on part d’un postulat : Les marchés reflètent la situation réelle des économies. Pour être exact il faudrait retrouver :
- l’existence d’une infinité de donneurs d’ordre alors que les marchés, sauf ceux des changes sont complètement dominés par quelques institutions - les marchés ne correspondent plus à des réalités économiques. Quand la position pétrolière peut atteindre 35 fois la production annuelle que veut dire le cours du pétrole ? Les marchés sont devenus des casinos.
La « crise » a déstabilisé les économies d’à peu près tous les pays sauf ceux dont les salaires restent anormalement bas ou ceux qui sont essentiellement producteurs de matières premières. Cela a incité les Etats à financer leurs soutiens aux économies par des déficits budgétaires et permet d’énormes spéculations quasi-gagnantes tant que les économistes révèreront les « marchés », qu’on ne prendra aucune mesure pour lutter contre la spéculation (interdiction des « ventes à nu », et des opérations qui détruisent la « vraie concurrence ») et que l’on n’incitera pas le public à venir directement placer leur épargne sur le marché. On pourrait même reprendre l’idée de Maurice Allais de supprimer les cotations « en continu » pour permettre par l’accumulation des ordres à un moment donné de créer un « vrai » marché concurrentiel.


Paris le 7 Juillet 2010
Jean-Jacques Perquel