L’Observatoire des inégalités a publié le 9 juin 2020 un rapport sur les » riches en France » sous la direction de Louis Maurin, directeur (journaliste chez Alternatives économiques) et d’Anne Brunner, directrice d’études. Les auteurs du rapport fixent un seuil de richesse en France qu’ils qualifient de « seuil d’entrée dans le club des privilégiés ». Ils le situent à 3 470 euros par mois après impôt et par unité de consommation (UC), soit le double du revenu médian (1 735 euros en 2017). S’agissant du patrimoine, pour parler de fortune, les auteurs retiennent le seuil de 490 000 euros. Tout est relatif : avec 3 470 euros, on vit mieux à Saint Etienne qu’à Paris. Avec 490 000 euros, on peut acheter 500 m2 à Saint Etienne contre 49 m2 à Paris où se forge l’opinion des politiques, des médias …
La richesse étant une notion purement subjective, le fait de fixer arbitrairement des seuils à partir desquels on qualifie les individus de riches révèle une approche idéologique. Peut-on considérer qu’une personne seule est riche avec 3 470 euros net d’impôts par mois ?
Après avoir examiné la sémantique de la notion de richesse, nous examinerons les conséquences d’une définition teintée d’idéologie.
1. Le concept de richesse : son interprétation et sa mesure
Loup Ducol, dans un article intitulé « De l’importance des mots » publié par l’Association du Manifeste pour l’Industrie écrit : « Les mots étant porteurs de sens, d’idées, et donc de possibles contestations, on les modèle, on les transforme ou les supprime pour servir une cause : celle de l’idéologie dominante ». La notion de richesse en est un exemple. Savoir de quoi on parle est essentiel. En d’autres termes, la notion de richesse (comme d’ailleurs celui de pauvreté) étant très sensible politiquement, conduit souvent à des interprétations erronées.
A. Différences entre revenu et richesse
Comme le rappelle un ouvrage de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) titré « Revenu et richesses : quelles différences ? » et publié en 2018, deux notions sont particulièrement importantes pour dresser le tableau des ressources économiques d’une personne : le revenu et la richesse. Dans cet ouvrage, l’accent est mis sur la nécessité de bien saisir certains concepts clés, notamment la différence entre le revenu et la richesse pour étudier les inégalités. En effet, on observe que les concepts « revenu » et « richesse » sont souvent confondus.
Peut-on qualifier de « riche » une personne qui a un revenu de 3 470 euros net par mois, qui est locataire à Paris et qui n’a aucun patrimoine lorsque l’on connait les prix exorbitants de l’immobilier locatif dans cette ville ainsi que les différentes charges et le coût de la vie ?
Il est crucial de bien définir les notions de « revenu » et de « richesse ». Selon l’INSEE, le revenu disponible d’un ménage comprend les revenus d’activité (nets des cotisations sociales), les revenus du patrimoine, les transferts en provenance d’autres ménages et les prestations sociales (y compris les pensions de retraite et les indemnités de chômage), nets des impôts directs. La notion de richesse décrit l’état, la situation d’une personne qui possède une grande fortune, de nombreux biens. Elle renvoie au concept de patrimoine qui constitue un élément essentiel de richesse. Elle s’accumule avec le temps et est généralement plus élevée en moyenne que le revenu.
B. Mesure de la richesse
Une des approches les plus connues pour mesurer les inégalités est celle du coefficient de Gini, conçu au début du 20ème siècle par l’économiste et statisticien italien Corrado Gini. Il s’agit d’un indicateur rapide pour déterminer le niveau de répartition des richesses dans la population. Le coefficient de Gini est calculé au moyen de la courbe de Lorenz. Il a été critiqué car il donne trop d’importance au milieu de la distribution des revenus et pas assez au haut et au bas. D’aucuns lui préfèrent le ratio de Palma (voir glossaire).
Mesurer la richesse est une tâche difficile. L’une des difficultés les plus importantes tient à la collecte des données.
Il existe différentes sources statistiques pour collecter les données comme la Comptabilité nationale, les enquêtes Budgets de famille et les données fiscales. Elles ont chacune leurs inconvénients. Pour ce qui est de la Comptabilité nationale, l’INSEE » révèle que cette dernière livre pour les grandeurs économiques des chiffres qui représentent des moyennes sans que soit indiquée la dispersion des variables que ces grandeurs mesurent. En outre, le cadre actuel de la Comptabilité nationale ne comporte pas de comptes de patrimoine articulés aux comptes de flux et les données sur les patrimoines des divers agents économiques sont insuffisantes. Concernant l’enquête Budget de famille, Céline Antonin, dans un article intitulé « Les liens entre taux d’épargne, revenu et incertitude : une analyse à partir de l’enquête Budget de famille 2011 » publié dans la revue « Economie et Statistiques » (2019), souligne que les revenus du patrimoine continuent à être collectés sur une base purement déclarative, d’où une très forte sous-déclaration. L’auteure aborde également la question des divergences avec les chiffres de la comptabilité nationale qui se réduisent toutefois grâce aux améliorations méthodologiques. S’agissant des données fiscales, les informations tirées du recouvrement de l’impôt permettent de contourner certains problèmes rencontrés dans les enquêtes.
C. Du bon usage des données statistiques
Benjamin Disraeli, ancien premier ministre britannique du XIXème avait déclaré qu’il existait trois sortes de mensonges : « les mensonges, les fieffés mensonges et les statistiques ». Winston Churchill a rebondi sur cette formule en proclamant « qu’il ne croyait jamais une statistique à moins de l’avoir lui-même falsifiée ».
Celui qui utilise des données statistiques doit se montrer à la fois prudent dans l’appréciation de ses résultats et sérieux dans leur emploi. Hélas, nous observons que cela n’est pas toujours le cas. Certains utilisateurs les emploient pour étayer une idéologie et pour faire dire aux chiffres ce qu’ils veulent, d’autres se trompent de bonne foi. Keynes de son côté a souligné le danger de la soumission aux chiffres dans sa métaphore célèbre aujourd’hui connue sous le nom du « théorème du lampadaire ». Le célèbre économiste utilisait ce théorème pour dénoncer ceux qui se soumettent à des théories et à des chiffres tout en pressentant qu’ils ne donnent qu’une approximation imprécise de la réalité et qu’ils ne répondent qu’imparfaitement aux besoins. Ce paradoxe a été repris par Jean-Paul Fitoussi, professeur d’économie à l’IEP Paris, dans son ouvrage « Le théorème du lampadaire ».
William Petty, dont l’œuvre a marqué une étape importante dans la constitution de l’économie politique comme science, avait pris conscience des problèmes liés à la collecte de données et des réserves que pouvait susciter toute statistique. Des exemples récents dans le domaine de la crise sanitaire du coronavirus ont montré que l’usage des statistiques était particulièrement délicat et qu’il fallait être prudent.
Dans son dernier ouvrage, Angus Deaton, prix Nobel d’économie (2015) écrit : « Si nous ne comprenons pas comment les chiffres sont calculés ni ce qu’ils signifient, nous risquons de voir des problèmes là où il n’y en pas, de passer à côté de besoins urgents et simples à satisfaire, de nous indigner devant des mythes en négligeant les horreurs réelles et de recommander des mesures fondamentalement erronées ».
2. Les conséquences d’une définition teintée d’une idéologie politique
« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde »
Albert Camus
Nous retiendrons comme définition du concept « idéologie » celle donnée par l’Académie française « Système d’idées, corps de doctrine sur lequel se fonde une action politique ».
La fixation d’un seuil pour qualifier les individus de « riche » à partir d’un revenu net de 3 470 euros par mois ou d’un patrimoine de 490 000 euros nous interpelle car il s’agit d’une méthode aléatoire qui ne tient pas compte de certains paramètres non négligeables comme la territorialité, la contrainte de mobilité, … Cette approche, qui relève d’une certaine idéologie politique, peut s’avérer dangereuse.
A. Classement des classes moyennes aisées et des riches dans la même catégorie
Si l’on classe les revenus (ou les patrimoines) par ordre croissant et que l’on divise ce classement en dix parties d’effectifs égaux (déciles), on observe dans le décile supérieur une forte hétérogénéité. On y trouve en effet des individus qui perçoivent un revenu de 3 470 euros nets (ou qui ont un patrimoine de 490 000 euros), mais également les plus grandes fortunes de France. Les auteurs du rapport sur les » riches en France » classent dans la même catégorie des riches les populations qui gagnent entre 3 470 euros net par mois et l’infini … Ce classement est surprenant et abusif ! Le contraste entre les individus qui gagnent 3 470 euros et ceux dont le revenu est composé pour l’essentiel de revenus du capital et pour qui les revenus d’activité jouent le rôle de revenu d’appoint est particulièrement saisissant et permet de prendre la mesure de l’extrême hétérogénéité qui caractérise le décile supérieur de la distribution des revenus. Cette hétérogénéité justifie que l’on puisse parler de « classes moyennes supérieures » au sujet d’individus se situant parmi les 10 % du dernier décile. Au total, l’Observatoire des inégalités englobe dans la même catégorie les classes moyennes supérieures et les véritables riches. Comme le souligne à juste titre l’économiste Pascal Perri, « qu’y a-t-il de commun dans la vie de tous les jours et dans la perspective de construction d’un patrimoine, entre celui qui gagne 3 470 euros par mois, celui qui en gagne dix fois plus (37 500 euros) et celui qui gagne 375 000 euros par mois ? Peut-on décemment les faire vivre dans le même monde ? C’est ce que fait l’Observatoire des inégalités ». Cette approche indifférenciée a justifié en France le matraquage fiscal des classes moyennes supérieures.
B. Matraquage des classes moyennes supérieures
Alors que les couches populaires sont les grandes gagnantes de la politique de redistribution mise en œuvre par la puissance publique et que les riches parviennent à échapper à l’impôt car partis en exil fiscal, seules les classes moyennes constituent des contributeurs nets au système de redistribution.
Alors que pendant des décennies, les classes moyennes ont fait figure de maillon le plus solide de la société française, certains économistes et sociologues s'interrogent aujourd'hui sur leur devenir. Depuis une dizaine d'années, on assiste à une explosion des impôts en France. Cette pression fiscale est en train de s'accentuer et pèse notamment sur les classes moyennes, notamment les classes moyennes supérieures qui se situent entre les riches partis en exil fiscal et les moins riches qui bénéficient des politiques de solidarité et de distribution. L’impôt excessif que subissent les classes moyennes décourage l’activité économique, diminue la matière imposable et finit par réduire le rendement de l’impôt lui-même : « Trop d’impôt tue l’impôt », écrit l’économiste Arthur Laffer. Taxer toujours plus les classes moyennes et notamment les classes moyennes supérieures conduit vers le nivellement par le bas et l’anéantissement des classes moyennes annoncés par Marx.
Des économistes et des hommes politiques répondant à une certaine idéologie politique et disposant d’un niveau de salaire très élevé ou d’une importante fortune mobilière et immobilière, se donnent bonne conscience en évoquant les inégalités et en préconisant des politiques qui visent notamment à surtaxer les classes moyennes. En raison de leur situation financière, ils sont assurés de garder leur excellent niveau de vie alors que les classes moyennes aisées, rangées à tort dans la catégorie de riches, vont s’appauvrir et subir un nivellement par le bas. L’objectif recherché est-il de faire disparaître les classes moyennes pour n’avoir que des nantis et des nécessiteux ? Jules Guesde, professeur au Collège de France et fidèle aux théories marxistes, pense qu’une nécessité de la transformation collectiviste de la société, c’est la disparition de la classe moyenne qui « fait tampon et empêche le choc entre le prolétariat travailleur et le capitalisme oisif ». Sous le régime soviétique, les classes moyennes avaient disparues. Il y avait les travailleurs et les privilégiés qui constituaient la « nomenklatura étatique ».
C. Un manque d’incitation au travail
Une étude de l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) intitulée « Les taux marginaux effectifs de prélèvement pour les personnes en emploi en France en 2014 » de Juliette Fourcot et Michaël Sicsic confirme qu’en France, l’incitation à travailler plus est faible. La fraction d’une hausse du revenu d’activité ponctionnée entre autres par les prélèvements obligatoires (impôts, cotisations sociales, ...) « est élevée », soulignent les auteurs. Ces derniers expliquent « qu’un taux marginal d’imposition élevé peut conduire les individus à réduire leur temps de travail, à limiter leurs efforts pour obtenir une promotion ou développer une activité libérale ou entrepreneuriale, ou même à sortir du marché du travail ». A quoi bon travailler si le gouvernement prend tout ? Dans son ouvrage intitulé « Le grand hold-up : où passent vos impôts ? », Laurence Allard explique pourquoi les ménages n’ont plus intérêt à travailler et à gagner davantage, car « l’effort supplémentaire ne justifie pas le gain réel ».
3. Conclusion
Le système fiscal français est l'un des plus redistributifs d'Europe, le correcteur des inégalités sociales.
L'opposition idéologique entre l'impôt échange et impôt redistributif a évolué vers une préférence pour la redistribution : l'équité l'a emporté sur l'efficacité économique. D’après l’organisme européen de statistique Eurostat, la France fait figure de bon élève concernant la redistribution à destination des plus démunis. En outre, selon des données de l’OCDE, la France est le pays où le taux de pauvreté est - de loin - le plus faible parmi les pays riches et où les dépenses sociales, qui représentent 31,2 % du produit intérieur brut, sont les plus élevées au monde. Enfin, contrairement à ce que pensent les Français les moins bien payés, l’échelle des salaires est bien plus resserrée aujourd’hui qu’il y a 25 ans, souligne une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).
4. Glossaire
Décile : En ordonnant une distribution de revenus, de niveaux de vie, de patrimoines, etc. les déciles, notés généralement de D1 à D9, sont les valeurs qui partagent cette distribution en 10 parties d’effectifs égaux.
Exil fiscal ou expatriation fiscale : Le fait pour un contribuable de quitter son pays d’origine ou de résidence pour des motifs liés à la fiscalité. Note : Les motivations peuvent consister à alléger la charge fiscale globale ou au contraire à éviter un impôt spécifique.
Impôt échange : Prix à payer par le contribuable pour la sécurité et les services que lui apporte l'État.
Impôt redistributif : Impôt qui vise à réduire les écarts de revenus entre les ménages d'une même société.
Indice de Gini : Indice mesurant le degré d’inégalité d’une distribution (par exemple, le revenu ou le niveau de vie) pour une population donnée. Il varie entre 0 et 1, la valeur 0 correspondant à l’égalité parfaite (tous les ménages ont le même revenu), la valeur 1 à l’inégalité extrême (un ménage a tout le revenu, les autres n’ayant rien).
Observatoire des inégalités : Organisme privé indépendant fondé en 2003 ayant pour mission de dresser un état des lieux le plus complet possible des inégalités, en France, en Europe et dans le monde.
Ratio de Palma : Ratio qui compare la part du revenu national perçue chaque année par les 10 % des plus riches avec celle reçue par les 40 % les plus pauvres.
Unité de consommation (UC) : Système de pondération attribuant un coefficient à chaque membre du ménage et permettant de comparer les niveaux de vie de ménages de taille ou de composition différentes (Source : INSEE).
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