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Catégorie : Nadia Antonin
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1. Introduction

Que ce soit dans le domaine économique, social, sociétal et politique, nos valeurs traditionnelles sont battues en brèche et nous sommes en train de perdre nos repères. Dans un article intitulé «Révolution des valeurs et mondialisation », le philosophe et ancien ministre Luc Ferry écrit : « Nous avons vécu, du moins en Europe et dans le monde occidental, une « déconstruction » des valeurs traditionnelles comme on n’en avait jamais connu dans l’histoire de l’humanité. Qu’il s’agisse de l’art moderne, des sciences et des techniques, de l’évolution des mœurs, de la condition des femmes, des homosexuels, de la « fin des paysans », des principes traditionnels de l’école républicaine, avec ses bons points, ses bonnets d’âne et ses cérémonies de remise des prix, notre univers mental a changé, en bien comme en mal, parfois davantage en cinquante ans qu’en cinq siècles ».

La crise que nous traversons recouvre la confluence de deux processus : une crise morale et une crise économique qui ont abouti à une société d’hostilité et de peur. A cet égard, le sociologue Daniel Martin souligne que « les Français ont perdu progressivement du respect pour les valeurs morales, perte qui s’est accélérée depuis la Libération et surtout depuis mai 68 ». Pour ce sociologue, « la perte de respect des valeurs morales affecte d’abord le respect de l’autre et se manifeste par un individualisme et un égoïsme croissant » […] On ne respecte plus les autres mais on exige qu’ils vous respectent ». En outre, « en perdant le respect des autres on perd le plus souvent le respect de soi-même ». Une autre caractéristique de la société de défiance évoquée par Daniel Martin est la perte du sens de l’engagement personnel et du devoir.

Parmi les facteurs qui sont à l’origine de la perte de repères, il faut citer la mondialisation qui a entraîné entre autres l’uniformisation, la défiance, la perte de sens au travail, le déclin des institutions, la civilisation numérique, etc.

Après avoir examiné les différentes causes qui expliquent l’évolution vers une société sans repères, nous évoquerons les conséquences désastreuses d’une société du vide.

2. De nombreux facteurs sont responsables de la perte de nos repères

2.1 Le rouleau compresseur de la mondialisation

Pour Luc Ferry, la mondialisation « produit encore deux effets préoccupants : une réduction considérable des marges de manœuvre des États-nation ; d’autre part, une perte de sens de l’histoire comme jamais par le passé ».

Pour l’INSEE, le concept de mondialisation désigne « une interconnexion croissante à l’échelle mondiale : les personnes, les institutions, les lieux et, plus généralement les sociétés, sont de plus en plus reliés par-delà les frontières nationales, du fait de l’accroissement des mouvements de capitaux financiers et de biens et services mais aussi de l’augmentation des flux de personnes et de leurs savoirs ».

La mobilité et l’uniformisation sont au cœur de la mondialisation. Concernant la mobilité, l’intensité et la variété des flux transnationaux des personnes dans le monde semblent être un aspect central de la mondialisation. En ce début du XXIème siècle, les migrations se sont mondialisées. Avec 3,5% de la population mondiale, le nombre de migrants a triplé depuis quarante ans et presque toutes les régions du monde sont concernées par l’arrivée, par le départ ou par le transit de migrants, alors que seules quelques-unes l’étaient il y a trente ans.

Dans un article intitulé « La mondialisation de la résistance à l’uniformisation », le sociologue Jean-Charles Lagrée, souligne que le concept de mondialisation « véhicule l’homogénéisation, l’uniformisation, la perte d’identité et de repère, l’américanisation, la mise sous tutelle de la diversité du monde par la puissance d’une main invisible qui s’insinue partout dans les rapports quotidiens entre les humains comme dans les relations entre les humains, comme dans les relations officielles entre entreprises ou entre États […]. La mondialisation « c’est la peur de perdre ses racines en entrant dans un univers où tout serait pareil, où les gens et les choses seraient tous pareils » […]. « Sous le terme de mondialisation, trois craintes s’entrecroisent et renforcent leurs effets : la crainte du marché néo-libéral, la crainte de l’uniformisation et la crainte de perdre ses identités et ses repères ».

Pour illustrer l’uniformisation résultant de la mondialisation, prenons l’exemple du « tout-anglais ». Depuis plusieurs années, nous constatons une accélération dans l’emploi d’un vocabulaire nouveau, essentiellement d’origine anglo-saxonne. La mondialisation économique et l’essor des nouvelles technologies y ont fortement contribué. La fuite en avant technologique s’est accompagnée d’une prolifération de termes anglo-saxons dans tous les domaines d’activité. L’utilisation de l’anglais s’est banalisée en France et dans de nombreux pays. Dans son « Dictionnaire amoureux des langues », Claude Hagège consacre un chapitre aux langues en danger, dans lequel il inclut le français. Ce professeur au Collège de France dénonce d’une part les menaces de la domination de l’anglais pour des raisons économiques et politiques et d’autre part, l’anglomanie qui est le fait des « élites » non conscientes, des intellectuels et des marchands. L’ouvrage « Anthologie – Eloge et défense de la langue française de Pablo Poblète et Claudine Bertrand » milite « pour le maintien de la dynamique créatrice de notre langue, dans un monde qui bascule actuellement de plus en plus vers une monoculture conquérante de la langue anglaise ». De son côté, Michel Rondeau, dans son ouvrage intitulé « L’insidieuse invasion » : observations sur l’anglicisation » s’inquiète de cette uniformisation qui nous englue « dans le blob du consensus mou et de la médiocrité docile ». En résumé, la mondialisation ultra-libérale conduit à l’uniformisation, et le positionnement de l’anglais comme langue de référence internationale exerce une pression accrue sur les autres langues.

Philippe de Villiers, dans son ouvrage « Le jour d’après » écrit : « La globalisation n’a tenu aucune de ses promesses et nous a au contraire entraînés dans une dégringolade générale : la déculturation, la désindustrialisation, la nature abîmée, la grande transhumance de la misère, les riches de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, etc. »

2.2 D’une société de confiance à une « société de défiance »

D’une société de confiance, la France est devenue une « société de défiance » : expression empruntée à l'ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc intitulé : « La société de défiance: comment le modèle social français s'autodétruit ». Une enquête récente d’Ipsos confirme que les Français seraient en proie à la peur, à la défiance et à la perte de repères politiques.

Ce sentiment de peur, de défiance et de perte de repères politiques a été confirmée au cours de la crise sanitaire. En effet, alors que dans des pays comme la Corée du Sud, la Suède, l’épidémie a été maîtrisée grâce notamment au civisme et à la confiance de la population envers les dirigeants, en France, la crise sanitaire a affecté profondément le moral des français et accru la défiance. C’est ce que révèlent plusieurs études, notamment le baromètre réalisé par OpinionWay pour le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et le département d’économie de Sciences Po, en collaboration avec l’Institut Montaigne, la Fondation Jean-Jaurès, la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) et Terra Nova.

Pour réinstaurer la confiance, il faut surtout éviter les déclarations contradictoires. Or, depuis le début de la crise de la Covid-19, nous assistons trop souvent à ce type de déclarations qui entament la crédibilité du gouvernement, des autorités sanitaires et des experts.

2.3 « Le travail, une valeur en voie de disparition »

La publication de l'ouvrage de Dominique Meda "Le travail, une valeur en voie de disparition" publié en 1995, suivi de la parution en France du livre de l'économiste américain Jeremy Rifkin "La fin du travail", a relancé le débat public sur la valeur-travail.

La dévalorisation du travail est à déplorer. Daniel Martin, sociologue, dans son ouvrage intitulé « Valeurs perdues, bonheur perdu : pourquoi notre société déprime » écrit : « Le travail est dévalué, c’est une valeur ringarde qui ne donne droit à aucun respect ».

Le travail n’occupe pas la place qui lui revient en tant qu’impératif économique et social. Outre une concentration excessive des prélèvements obligatoires sur le facteur travail, nous constatons en France une absence de reconnaissance au travail qui s’explique par des sentiments de jalousie et de mesquinerie et par un mauvais management. La conscience professionnelle est mise à mal, la réussite n’est pas toujours fondée sur le mérite et les diplômes sont insuffisamment valorisés.

Ce recul de la valeur travail s’accompagne d’un accroissement important de l’assistanat qui constitue un fléau pour notre société.

2.4 Le déclin des institutions économiques, politiques et sociales

Dans son ouvrage intitulé « Le déclin de l’institution », François Dubet se penche sur la « crise institutionnelle » qui traverse l’école, le monde de la santé ou celui des travailleurs sociaux. Pour les auteurs d’un ouvrage collectif intitulé «Le malaise français, comprendre les blocages d'un pays» sous la direction d’Éric Fottorino, la France a mal à sa justice, à son administration, à ses emplois, à son école et à sa jeunesse, à son agriculture, à son industrie, à son histoire, à sa langue, à sa culture.

Un rapport de France Stratégie intitulé « Lignes de faille – Une société à réunifier » confirme que nos institutions collectives, « de statut très divers mais toutes essentielles, sont aujourd’hui à la peine, incertaines de leur rôle, et parfois en échec. Ce qui explique le pessimisme français, c’est le doute sur la capacité de ces institutions à remplir le rôle qui leur est assigné, à tenir leur promesse ».

a) Système éducatif français

Concernant le système éducatif français, il y a un demi-siècle, celui-ci bénéficiait d’un crédit exceptionnel dans le monde entier. Ce temps est hélas révolu. Aujourd’hui, nous assistons au détrônement de notre système éducatif. Dans une revue intitulé « Penser la crise de l’école », le sociologue Alain Caillé écrit : « L’école et l’université sont entrées dans une crise profonde. Oscillant en permanence entre une logique d’autoreproduction à l’identique – un conservatisme corporatiste et élitiste – et une injonction à la réforme ininterrompue – la démagogie et la démesure technocratique -, notre système d’enseignement ressemble de plus en plus à un bateau ivre ».

Depuis de nombreuses années, la France stagne au niveau scolaire et au classement Pisa ("Programme international pour le suivi des acquis des élèves"). En 2019, la France est classée 23ème sur 79 pays évalués. Par rapport aux autres pays de l’OCDE, notre pays peine à s’améliorer. Ce sont les mathématiques qui posent le plus de problèmes aux élèves français. De même, l’enquête TIMSS confirme le classement inquiétant de la France. Cette dernière arrive désormais à la dernière place parmi les pays européens pour l’apprentissage des mathématiques. Elle se classe derrière l’Albanie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan. Pour le philosophe et député européen François-Xavier Bellamy, « il est temps de réagir si nous ne voulons pas sombrer ». Il déclare que « ce classement honteux, au pays de Pascal, n’est qu’un indice de la débâcle dans les autres disciplines ».

L’institution elle-même a renoncé à son devoir d’exigence : plus une tête ne doit dépasser. En d’autres termes, le système scolaire va vouloir au nom de l’égalitarisme « couper ce qui dépasse ». Certains dénoncent le nivellement par le bas et réfutent un égalitarisme fanatique qui mène un combat sans fin contre les talents, contre l’excellence, la réussite, la différence. Pour Vincent Citot, « poser a priori l’égalité comme une valeur, c’est brader un peu vite la question des talents et des mérites ». En France, nous avons renoncé au modèle méritocratique au bénéfice de la « discrimination positive ».

b) Système de santé

Pour ce qui est de notre système de santé, la France se classe loin derrière la Suède, l'Allemagne, le Danemark et les Pays Bas. Dans un livre blanc intitulé « Nous nous sommes tant trompés », Jean-Charles Grelier, avocat au barreau du Mans, fustige la politique de santé menée en France. Une logique comptable qui, selon lui, a conduit notre système de santé au bord du gouffre. La France est « malade de son système de santé ». Eu égard à la « faillite de notre système de santé publique » et à la désertification médicale, la France était-elle en mesure de faire face à la crise de la Covid-19 ? A cet égard, certains experts rappellent régulièrement que les dispositions draconiennes qui sont prises dépendent essentiellement de la capacité des hôpitaux à accueillir les malades de la Covid-19 (nombre de lits, de soignants, …). Selon Frédéric Bizard, professeur associé à l’ESCP Europe et président de l’Institut Santé, « la gravité de la crise que traverse notre système de santé illustre l’échec de la politique de santé menée depuis vingt ans ».

c) Sécurité

S’agissant du devoir régalien d’assurer la sécurité des citoyens, la capacité de l’État est fortement remise en question. Pour le sociologue Hugues Lagrange, « l’État qui ne garantit plus la sécurité des citoyens contracte une dette à leur égard ».

d) Institutions politiques

Comme l’écrivent les auteurs du rapport de France Stratégie cité précédemment, « malgré sa longévité et sa stabilité, la Vème République s’apparente aujourd’hui à une « démocratie de la défiance traversée par une fracture entre les citoyens et les responsables politiques ». Pour ces auteurs, nos institutions « sont confrontées à un phénomène d’érosion de la confiance politique pourtant nécessaire au lien civique constitutif de toute démocratie ». Pour le sociologue Jean-Pierre Worms, « on assiste à une véritable crise de la citoyenneté ».

Le fort taux d’abstention aux différentes élections et le vote de rejet plutôt que d’adhésion révèlent le malaise des institutions politiques françaises. La participation électorale n’est-elle pas un des traits les plus caractéristiques de la bonne santé d’un régime démocratique ? Comme le souligne Anne Muxel, Directrice de recherches au CEVIPOF, « l’abstention récurrente qui a marqué le paysage électoral français toutes ces dernières années est considérée comme l’un des symptômes les plus emblématiques d’une profonde crise de la représentation politique. Elle touche tous les segments de la société et tous les types d’élection ». Les critiques formulées à l’égard des politiques sont notamment le manque de probité, l’impuissance, la déconnexion des réalités quotidiennes, la partialité et l’immoralité. Le rapport de France Stratégie signale que pour « 82% des citoyens, les politiques agissent principalement dans leur intérêt personnel et non dans l’intérêt des Français. Ils jugent majoritairement leurs élus corrompus ».

2.5 Nous sommes entrés dans une civilisation numérique

« Il ne s'agit pas d'une révolution numérique mais d'une civilisation numérique »
Irina Bokova, directrice de l’Unesco

Le numérique a investi nos vies. Internet qui, au départ, devait être une gigantesque base documentaire, est omniprésent dans notre quotidien. Pour de nombreuses opérations, nous nous rendons désormais sur la toile : achats de produits, gestion des comptes bancaires, rencontres, … Pour l’enseignant chercheur en philosophie politique et morale, Dion Yodé Simplice, « le numérique n’est pas seulement une technique de production qui s’oppose à l’analogique (sens strict), mais il devient lato sensu une véritable civilisation avec des enjeux sociaux, politiques, éthiques, fondamentaux […]. « Nulle activité humaine n’échappe désormais à Internet dans la société de l’information caractéristique de la société numérique ». Charles-Edouard Leroux, professeur honoraire en philosophie et histoire de l’art, dans le cadre d’une réflexion sur la civilisation numérique, pense également que le numérique est en train de devenir  « une affaire de civilisation ». Selon lui, cette évolution risque de « mettre en péril nos repères », dans la mesure où « il transforme massivement et rapidement notre organisation matérielle, sociale et culturelle » et « bouleverse nos modes de pensée, nos dispositifs émotionnels, et, partant, nos conceptions du monde, de l’homme et de la société ».

3. Les conséquences désastreuses d’une société sans repères : une société du vide

3.1 Une société fracturée et divisée

Pour Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l’Ifop, « la fragmentation de la société française est sans précédent ».

a) Fracture numérique

La course vers le tout numérique accroît la fracture numérique (ou le fossé numérique). On peut définir la fracture numérique comme des inégalités liées à l’accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC).

La crise de la Covid-19 et ses confinements successifs ont révélé notre dépendance vis-à-vis du numérique et amplifié la fracture numérique. En France, quatorze millions de Français, soit environ 20% de la population, sont éloignés du numérique, un Français sur deux n’est pas à l’aise avec les outils numériques. La difficulté ou l’incapacité à utiliser les appareils ou outils numériques est désignée sous le vocable « illectronisme » (contraction d’illettrisme et électronique).

Ce tout numérique est en train d’isoler non pas seulement les populations précaires et les personnes âgées, mais aussi les individus qui éprouvent un sentiment d’exclusion numérique lié à un manque de maîtrise des outils informatiques. Pour l’historien de la monnaie Patrice Baubeau, « la fracture numérique , ce n’est pas juste une personne âgée qui ne peut pas accéder à sa déclaration d’impôts en ligne. C’est aussi le risque, qui lui semble beaucoup plus grave, beaucoup plus quotidien pour une personne qui ne dispose pas des moyens numériques pour pouvoir faire des transactions quotidiennes ».

Outre la fracture numérique, les politiques ont instauré une fracture générationnelle. Certaines décisions et comportements discriminatoires liés à l’âge nous interpellent.

b) Fracture générationnelle

Alors qu’autrefois, le vieillard était respecté car il représentait la sagesse, le patriarche à l’expérience précieuse, depuis quelques années, les médias et le gouvernement français se focalisent sur le vieillissement de la population. Ils ne cessent de rappeler que la société française est vieillissante, de relater le « problème économique » capital que constitue le paiement des retraites des aînés, de parler de dépendance, d’évoquer le poids des personnes âgées pour la nation et d’arguer un risque de submersion des systèmes de santé. Cette stigmatisation des aînés, qui s’est accrue durant la crise sanitaire, ne peut que déboucher sur un conflit de générations.

Quid du respect des anciens ? Les seniors sont-ils désormais les mal-aimés ? La culture japonaise reconnaît la valeur des anciens. Le Japon constitue l’un des lieux les plus favorables aux seniors. En France, l’âge est le facteur de discrimination le plus important, loin devant le sexe, l’origine ethnique ou la religion. Les mesures gouvernementales qui sont prises viennent d’une part étayer l’argument selon lequel les retraités sont responsables des difficultés que rencontre la jeunesse et d’autre part, renforcer les stéréotypes anti-vieux, ce que l’on appelle l’âgisme.

c) Fracture territoriale

Le mouvement des « gilets jaunes » a mis en exergue la fracture territoriale qui recouvre divers aspects : l’accès aux services publics, la mobilité, la désertification bancaire, la couverture numérique, les déserts médicaux, la dévitalisation des centres-villes et centres-bourgs, etc.

L’État n’a pas cessé de poursuivre sa politique de fermeture d’une multitude de services publics : trésoreries, tribunaux, hôpitaux, maternités, gares ferroviaires, agences bancaires, gendarmeries, etc. Ces fermetures ont créé de véritables situations de fragilité dans certains territoires déjà affaiblis par les transformations économiques. Deux chercheurs de l’université de Bourgogne Franche-Comté ont examiné l’évolution de la présence des services publics en France. Leur verdict est sans appel : la rétractation des services publics est quasi généralisée. « Le repli touche toutes les régions françaises et fragilise surtout les communes rurales ».

Concernant la désertification bancaire par exemple, une enquête intitulée « L’accès aux espèces dans les communes de 1 000 à 10 000 habitants » menée en mars 2020 auprès des maires proclame que « le recul de l’accès aux espèces, particulièrement dans les zones rurales, est une réalité ».[…]. Aujourd’hui, près de 360 000 personnes doivent parcourir plus de 30 minutes de route pour retirer leur argent ». Pour ce qui est des déserts médicaux, l’atlas de démographie médicale du Conseil national de l’ordre des médecins révèle la baisse accablante du nombre de médecins et la croissance des déséquilibres territoriaux dans l’offre de soins. Quant aux centres-villes et centre-bourgs, ils connaissent depuis plusieurs années une dévitalisation avec des commerces qui ferment. Cette dévitalisation est le résultat de plusieurs phénomènes et tout d’abord l’hyper-domination des géants du numérique comme Amazon, le grand gagnant de la crise sanitaire. Par ailleurs, la vitalité urbaine des centres-bourgs est aujourd’hui fragilisée par la création de nouveaux pôles commerciaux à leur périphérie ainsi que par le transfert de commerces existants en cœur de ville vers la périphérie. Contrairement à la France, certains pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont déjà réagi contre cette dévitalisation. Enfin, s’agissant de la couverture numérique, début mars 2017, un peu plus de 300 petites communes, ne disposaient toujours pas d’une couverture téléphonique minimale, c’est-à-dire permettant à ses habitants de tenir une conversation ou de recevoir et d’envoyer un SMS.

Cette raréfaction des services publics accélère la désertification des zones rurales. Dans son ouvrage « La géographie de la France », le professeur Jean-Michel Escarras parle d’un « meurtre géographique », celui de la France rurale.

Face à ces « déserts territoriaux », le Gouvernement a prévu des crédits supplémentaires pour la transformation numérique des territoires et veut faire de ces derniers des « territoires intelligents » (« smart territories »). Ces programmes de développement du numérique destinés à suppléer la fermeture des services publics vont-ils répondre aux besoins d’une population de plus en plus vieillissante dans les territoires ruraux ?
Pour conclure sur la fracture de la société française, il faut signaler que la crise sanitaire l’ayant amplifié, nous sommes passés d’une société de défiance à une société de violence.

3.2 Une société du « vide »

La France a beaucoup changé. Elle souffre désormais d’un certain nombre de maux résultant de l’effacement des valeurs traditionnelles : la dignité, l’honneur, le respect, le mérite, le sens de l’effort, le don de soi, l’appartenance solidaire à un groupe, ont laissé la place à l’individualisme, à l’insouciance, au laxisme, à l’irresponsabilité et à la médiocratie. La perte des valeurs engendre une « société du vide ».

Nous sommes une société qui accepte la soumission, la médiocratie, …qui étale sa vie intime sur les réseaux sociaux, qui est infantilisée par un État « nounou » que dénonce l’essayiste et entrepreneur Mathieu Laine. Pour ce dernier, « l’État provoque une fièvre maternante, hygiéniste et centralisatrice qui révèle un mal préexistant : une infantilisation croissante, de plus en plus consentie » […] « l’infantilisation est un poison lent. A trop abandonner nos libertés, nous désapprenons la liberté ».

Avec une société du tout-numérique, nous nous acheminons vers un état de « vide social » dans lequel toute relation sociale va disparaître. Contrairement à ce que pensent certains individus pour qui la désocialisation numérique » est un mythe, les médias sont « source d’isolement et de déperdition du lien social » comme le déclare Sherry Turkle, professeure d’études sociales en sciences et technologie au MIT, dans son ouvrage intitulé « Alone together ». Elle écrit : « En ligne, nous sommes la proie de l’illusion de la compagnie, rassemblant des milliers d’amis sur Twitter et Facebook, et confondant les tweets et les messages postés sur ces réseaux sociaux avec une communication authentique. Mais cette connexion incessante mène à une profonde solitude ». Sherry Turkle affirme par ailleurs « qu’à mesure que la technologie s’accélère, notre vie émotionnelle diminue ». De même, des chercheurs de l’université de Pittsburgh confirment à partir de leur enquête auprès d’un échantillon de 1 787 américains âgés d’entre 19 et 32 ans qu’il « existe un lien important entre « l’isolement social perçu » et une utilisation des réseaux sociaux ».

Au total, les réseaux sociaux nous plongent dans un monde virtuel qui génère une rupture du lien social. L’avènement du smartphone en est un exemple. Après le FOMO (« fear of missing out ») qui pousse à rester connecté pour ne pas rater quelque chose et la nomophobie ou mobidépendance (contraction de l’expression « no mobile phone » et « phobia ») qui traduit une anxiété démesurée de se retrouver sans son téléphone mobile, nous assistons à l’avènement d’un autre mal du siècle le « phubbing » (contraction de « phone » (téléphone) et « snubbing » (ignorer). Le « phubbing » consiste pour un individu à consulter son smartphone alors qu’il est entouré d’autres personnes. De ce fait, il néglige les vraies interactions sociales. La consultation d’un smartphone au cours d’un repas est non seulement une manière discourtoise mais devient une véritable pathologie qui entrave les liens sociaux directs.

Pour Philippe de Villiers, « Notre société coule à pic. Nous sommes en perdition. A moins d’un grand réveil des consciences, dont on aperçoit les signes annonciateurs ».

4. Conclusion

La prise de conscience collective du déclin économique et culturel français est réelle. Selon un récent sondage Ipsos (novembre 2021), 78% de nos compatriotes pensent que la France est en déclin.

Voulons-nous d’une société au sein de laquelle les citoyens sont totalement désorientés eu égard à leur manque de repères et à la perte de leurs racines ? Pouvons-nous accepter que l’honneur et la dignité soient remplacées par la lâcheté et la passivité face aux dangers qui nous menacent ? Des candidats à la présidentielle de 2022 nous mettent en garde : « En voulant s’affranchir de ses racines, l’Europe laisse une friche que viennent labourer les semeurs de haine ». Pour Michel Onfray, « c’est la fin de notre civilisation ». Son diagnostic est le suivant : « Nous n’avons plus d’idéal. Il n’y a pas un Français aujourd’hui prêt à mourir pour la liberté, la fraternité, l’égalité, la laïcité ou le féminisme. Mais il y a une minorité agissante dans l’islam prête à mourir pour ses idées ».

Par ailleurs, quel peut être l’avenir d’un pays qui rejette le principe du mérite au profit du népotisme et du copinage ?

Enfin, à force de sacrifier les talents et les compétences, la France recule à la septième place de l’économie mondiale. Face au décrochage de la France, certains économistes préconisent un changement profond de notre modèle économique avec la mise en œuvre de profondes réformes structurelles. Mais pour que ces réformes soient un succès, il faut un changement profond des mentalités.

5. Glossaire

Agisme : Comportement discriminatoire lié à l’âge et non justifié.

Discrimination positive : Principe visant à instituer des inégalités pour promouvoir l’égalité, en accordant à certains un traitement préférentiel (Source : Baptiste Villenave : « La discrimination positive : une présentation »).

Médiocratie : Pouvoir détenu, influence exercée par des médiocres.

PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) : Évaluation créée par l’OCDE visant à tester les compétences des élèves de 15 ans en lecture, sciences et mathématiques.

TIMSS (« Trends in Mathematics and Science Study ») : Étude comparative qui mesure le niveau des connaissances scolaires des élèves de CM1 et de 4ème en mathématiques et en sciences.

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