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Catégorie : Nadia Antonin
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Dans des articles publiés sur le site de l’Association Nationale des Docteurs ès Sciences Économiques et en Sciences de Gestion (ANDESE), j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer le manque de reconnaissance des compétences et la réussite non fondée sur le mérite. Mais le mouvement s’accélère.

Au niveau professionnel, le mérite constitue un moyen de lutter, d’après Van Duyne, contre les « pratiques de constitution de cour et de nomination à la Caligula ». Ce ne sont plus les compétences et les qualités de la personne qui pèsent le plus dans le recrutement et la sélection, mais l'obéissance au supérieur. Pour Van Duyne, cette pratique peut mener à des "nominations à la Caligula" c'est-à-dire que les responsables n'hésitent pas à recruter les personnes qu’ils veulent indépendamment de leurs compétences. Il en résulte alors le plus souvent des nominations de qualité médiocre. Le principe du mérite disparaît au profit du népotisme et du copinage. Amanda Castillo, journaliste diplômée de l’université de Genève en droit et en sciences de la communication et des médias, dans un article intitulé « Pourquoi ce ne sont pas toujours les plus compétents qui sont promus » écrit : « Ainsi, en France par exemple, en dépit de la tyrannie des diplômes pour l’accès aux positions professionnelles les plus élevées dans la hiérarchie sociale, on peut s’apercevoir que le mérite scolaire n’est pas automatiquement reconnu et valorisé dans la vie sociale et professionnelle. Les amitiés, les affinités sélectives, la naissance et d’autres critères encore pèsent parfois plus lourds que les études ». De son côté, Lois Frankel, spécialiste des comportements au travail confirme que « personne n’a jamais été promu à force de travail ». A l’appui de cette confirmation, elle cite l’exemple d’une femme qui observait tous les lundis matin, ses collègues masculins parlant sport avec le patron alors que pour sa part, elle se consacrait exclusivement à sa tâche de 8 à 19 heures. « La fraternité sportive qui en résultait leur permettait de décrocher les missions les plus prometteuses et les postes de confiance ».

Dans le système éducatif, au nom du principe d’égalité on va s’acharner à « couper ce qui dépasse ». Cette pratique est qualifiée de « Tall Poppy syndrom » que l’on traduit en français par « Pas une tête qui dépasse, tout le monde au même pas ». A cela, il faut rajouter la politique de « discrimination positive ».

Ainsi, après avoir évoqué le bien-fondé du principe de méritocratie et rappelé les nouvelles mesures envisagées en matière de « discrimination positive », nous examinerons les limites de ces nouvelles dispositions.

1. Méritocratie versus « discrimination positive »

1.1 Le bien-fondé du principe méritocratique

Nous devons le concept de « méritocratie » à Michael Young, auteur d’un essai satirique paru en 1957 intitulé « The rise of the meritocracy ». Ce néologisme a été invoqué comme idéal positif par des dirigeants politiques tels que Tony Blair.

D’aucuns définissent le mérite comme « l’ensemble de qualités morales ou intellectuelles qui rendent une personne digne d’estime, de récompense, lorsque l’on considère la valeur de sa conduite et les obstacles surmontés ».

Conditionné par la vertu, le mérite renvoie non seulement à une valeur morale mais surtout à une force morale. Il participe à la justice sociale. Elise Tenret, maître de conférences à Paris Dauphine, dans son ouvrage « L’école et la méritocratie » rappelle « qu’une société est dite méritocratique si les positions sociales découlent du mérite de chacun, et non de sa naissance ou de son origine sociale ». Dans une telle société en effet, le pouvoir est accordé aux plus méritants contrairement à une société aristocratique qui confie le pouvoir en fonction de la naissance.

Le mérite récompense l’intelligence, le travail, l’effort et permet à un individu de s’élever socialement. Nous en voulons pour preuve la réussite et l’ascension sociale des descendants des rescapés du premier génocide du XXème siècle perpétré par les Turcs dans l’Empire Ottoman. Ces descendants des « restes de l’épée » (surnom horrible donné par les Turcs aux rescapés du génocide opéré le plus souvent à l’arme blanche) ont eu d’autant plus de mérite qu’à cette époque la « discrimination positive » n’existait pas. Travailleurs acharnés et très dignes, ils ont très rapidement intégré des grandes écoles prestigieuses et fait une percée remarquable dans les professions libérales (médecins, pharmaciens, architectes, avocats). Dans le domaine des lettres, Henri Troyat, issu d’une famille originaire d’Armavir (colonie arménienne du Nord-Caucase en partie russifiée) fut élu à l’Académie française le 21 mai 1959, au fauteuil de Claude Farrère (28ème fauteuil).

Pour l’économiste Cécile Philippe, présidente-fondatrice de l’Institut économique Molinari, « récompenser le mérite, c’est faciliter l’ascension sociale de la personne issue d’un milieu défavorisé. C’est aussi fournir une alternative à l’accaparement des positions les plus élevées par des personnes riches, paresseuses ou moins brillantes. C’est en tout cas le but d’un système méritocratique ». François Jarraud, rédacteur en chef du Café pédagogique, assure que « l’école est l’emblème même de la méritocratie, le lieu qui le personnifie. Le diplôme gagné à force de travail est l’horizon de l’écolier et finalement la base de l’organisation sociale ».

Le principe de la méritocratie, inscrit dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est capital dans l’imaginaire républicain. Selon cet article, « tous les citoyens […] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs verts et de leurs talents ». Il tend à promouvoir les individus au sein de différents corps sociaux (école, université, grandes écoles, institutions civiles ou militaires, monde du travail, administrations, État, etc.) en fonction de leur mérite et non d’une origine sociale ou d’un réseau de relations comme le système de « réseautage » ou de « copinage ».

Cela étant, la méritocratie suscite des débats passionnés entre ses partisans et ses opposants.

En France, nous constatons qu’il existe un scepticisme à l’endroit de la méritocratie scolaire. En effet, une certaine idéologie considère que cette dernière constitue un moyen pour les sociétés modernes de légitimer les inégalités sociales. Ainsi, le sociologue Pierre Bourdieu dans « Les héritiers » présente l’école non pas comme un appareil neutre au service de la culture et de la République, mais comme un enjeu décisif de la lutte des classes. Les enseignants contribuent (inconsciemment le plus souvent) à transmettre et à consacrer les valeurs et les normes des classes dominantes : l’école ne peut qu’avaliser les clivages sociaux existants et les reproduire. Dans son ouvrage intitulé « The meritocracy trap » (« l’imposture méritocratique »), Daniel Markovits, professeur de droit à la Yale Law School, démontre que la méritocratie est un piège. Il affirme que « le mérite est une honte » et que « ce que nous appelons conventionnellement le mérite est en fait une conception idéologique, construite pour blanchir une allocation d’avantages fondamentalement injuste ». De même, Michael Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard, s’attaque à la « tyrannie du mérite ». Il dénonce la méritocratie « qui permet aux gagnants de considérer que leur position est un dû et renvoie aux perdants l’idée qu’ils sont responsables de leur destin ». Il propose en guise de remède un nouveau contrat civique centré sur la « dignité du travail ». Enfin, pour certains l’élitisme intellectuel serait antidémocratique. Les concepts de « mérite » et « d’effort » correspondraient pour les réfractaires de la méritocratie à une certaine classe sociale. Apprendre à vaincre une difficulté, à se dépasser serait réservé à des couches sociales favorisées.

1.2 Le recul du modèle méritocratique

a) Les nouvelles mesures de « discrimination positive » dans le supérieur

Les grandes écoles sont sommées d’intégrer plus de boursiers. A l’instar des classes préparatoires déjà soumises à des quotas de boursiers, les grandes écoles devront présenter une feuille de route à Frédérique Vidal sur leur politique d’ouverture sociale. A cet égard, la Ministre de l’Enseignement supérieur projette d’accorder par principe des points supplémentaires aux candidats boursiers lors des concours des grandes écoles (voir rapport de Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP de décembre 2020). Par ailleurs, le gouvernement veut favoriser l’entrée à l’Institut du service public/ISP (qui va remplacer l’ENA) des candidats issus des quartiers défavorisés avec la mise en place d’une nouvelle voie « Talents ». De son côté, l’ENS réfléchit à tenir compte de l’engagement associatif des candidats ou du niveau d’études des parents.

Parmi les partisans de cette réforme, figurent HEC et les écoles normales supérieures. Ce sont les premiers à vouloir appliquer la requête de la ministre, dans le sillon de Sciences Po. Dans une interview au journal Les Echos en date du 11 mai 2021, le nouveau directeur général d’HEC Paris, Eloïc Peyrache, explique son choix pour la discrimination positive, afin « d’augmenter la part des boursiers sur critères sociaux de 15 à 20% d’ici deux à trois ans ». La bonification est envisagée dès le concours de 2022. Quant au directeur de l’ENS de la rue d’Ulm, Marc Mézard, il réfléchit sur l’octroi de points proportionnellement à l’échelon de la bourse, voire à bonifier en fonction du niveau d’études des parents des candidats. Il vise 30% de boursiers en 2025.

b) Extension de la « discrimination positive » aux lycées

Le mercredi 3 mars 2021, le gouvernement a dévoilé la réforme d’Affelnet. Ce dernier est un logiciel d’affectation des collégiens dans les lycées publics mis en place en 2007 qui a pour objectif d’assurer à chaque élève une place en lycée parisien dans la limite de leur capacité d’accueil.

Les considérations politiques qui sont à l’origine de cette réforme consistent à favoriser la mixité sociale et scolaire et en finir avec les lycées d’excellence, ce qui fait dire à certains que le « logiciel d’affectation au lycée fait primer les critères sociaux sur l’excellence : pour être bien classé, il vaut mieux habiter un quartier défavorisé plutôt qu’avoir de très bons résultats scolaires ».

La réforme comporte une sectorisation géographique restreinte, un poids moindre des résultats scolaires, l’introduction d’un quota de boursiers et la mise en place d’un « indice de positionnement social » (IPS) qui mesure le profil sociologique des collèges d’origine.

2. Méritocratie ou nivellement par le bas ?

2.1 Les limites de la « discrimination positive française »

Face au modèle méritocratique, que penser de la « discrimination positive » et des nouvelles propositions qui sont avancées ? Les opposants à la « discrimination positive » en soulignent les effets pervers :

2.2 Plutôt que de dénoncer le principe méritocratique, attachons nous à lutter contre le nivellement par le bas

Raphaël Doan rappelle que le premier objectif des grandes écoles étant de « former une élite compétente et légitime », « plutôt que d’abaisser le niveau d’exigence, nous ferions mieux de nous assurer que les ingénieurs sortis de ces écoles soient les meilleurs du monde ». Pour ce magistrat, « ceux qui proposent ces réformes sont obnubilés par les universités américaines : ils n’aiment pas la logique des grandes écoles françaises ».

L’affirmation selon laquelle les universités américaines ont le vent en poupe dans notre pays se vérifie aisément. Ainsi par exemple, le Prix du meilleur jeune économiste de France, décerné tous les ans depuis l’année 2000 par Le Monde et le Cercle des économistes, a été essentiellement décerné depuis 2008 à des économistes qui enseignent et font de la recherche aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Par ailleurs, en ce qui concerne la Commission des 26 économistes dont s’est entouré Monsieur E. Macron en mai 2020, le journal Les Echos révèle que « certains grands noms de l’économie française ont brillé par leur absence ». En revanche, les économistes américains étaient bien présents ! Enfin, les meilleurs établissements français se mettent en quête des « professeurs superstars » issus de Yale ou du MIT, qui publient dans des revues scientifiques à la renommée internationale. « On peut parler d’un véritable marché », juge François Bourguignon, ex-directeur de l’école d’Economie de Paris. « Ce mercato s’apparente chaque jour plus à celui des sportifs de haut niveau. Les professeurs « gourous » sont choisis pour leur art mais aussi pour leur aura » écrit la journaliste Anne-Noémie Dorion dans le Figaro étudiant.

Face à ce désaveu de nos grandes écoles et universités et au détrônement de notre système éducatif, nous devons lutter contre le nivellement par le bas.

La France compte certes de plus en plus de diplômés de l’enseignement supérieur, mais le niveau des diplômes a baissé. Nous nous heurtons à une dévalorisation des diplômes. Ce triste constat d’une baisse du niveau général des élèves à l’université est prouvé entre autres par Fabrice Murat (INSEE) et Thierry Rocher (Ministère de l’Education nationale) dans leur étude intitulée « L’évolution des compétences des adultes ». Un exemple récent parmi tant d’autres révélateur du nivellement par le bas concerne la proposition de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, syndicat d’étudiants ancré à gauche, d’annuler les notes inférieures à 10. Ce projet a été validé par la Commission de la formation et de la vie universitaire (CFVU) composée d’étudiants et d’enseignants. Les professeurs et directeurs opposés à cette mesure l’ont contestée devant le tribunal administratif de Paris mais ils ont été déboutés.

Concernant l’accès aux universités, un taux de réussite record de 95,7% au baccalauréat 2020 après le rattrapage (+ 88% les années précédentes) soulève la question de la sélection d’entrée à l’université. La massification des bacheliers a entraîné une forte augmentation du nombre de diplômés de l’enseignement supérieur et partant une dévalorisation des diplômes. Pour la sociologue Marie Duru-Bellat « cela n’est pas dur de donner des diplômes, mais c’est plus difficile d’élever le niveau scientifique et culturel de la population ».

Pour lutter contre ce nivellement par le bas, certains proposent de rivaliser contre l’égalitarisme fanatique qui mène un combat sans fin contre les talents, l’excellence, la réussite, la différence. En 1943, Albert Camus écrivait : « Une nation meurt parce que ses élites fondent ».

En conclusion, il est urgent de faire renaître le modèle méritocratique qui, comme le souligne Marie Duru-Bellat dans son ouvrage « Mérite contre justice », « se révèle central pour les sociétés démocratiques » (…) et, « apparaît pour les sociétés, comme le garant de la meilleure combinaison possible entre efficacité et justice sociale ». Avec une réussite qui n’est pas toujours fondée sur le mérite, nous sommes tombés dans un système de médiocratie, c’est-à-dire un système politique qui encourage les médiocres et qui fait la promotion de l’incompétence.

3. Glossaire

Assistanat : Le fait d'être aidé, assisté ou secouru par des organismes publics ou privés.

Discrimination positive : Principe visant à instituer des inégalités pour promouvoir l’égalité, en accordant à certains un traitement préférentiel (Source : Baptiste Villenave : « La discrimination positive : une présentation »).

Égalitarisme : Doctrine politique ou sociale qui préconise l’égalité absolue entre les hommes, une redistribution égale de l’ensemble de la richesse nationale à l’ensemble des individus.

Médiocratie : Pouvoir détenu, influence exercée par des médiocres.

« Tall Poppy syndrom » : Syndrome selon lequel les personnes n’aiment pas et critiquent souvent ceux qui réussissent.

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